Vous êtes ici

Saint-Germain-des-Prés
Ça jazze et ça jase sur le Boul’Mich’

 


Caveau de la Huchette - Paris - ©Henrik Berger Jørgensen

Saint-Germain-des-Prés. Un nom gai et champêtre, un peu décalé. Un nom de village, perdu au milieu de la campagne française – ce qu’en réalité il est aussi dans plusieurs départements – et cadre idéal pour un roman de Louis Pergaud ou d’Alain-Fournier. Mais surtout, ce qui forme un charmant paradoxe, l’un des quartiers les plus célèbres de Paris, pour le touriste curieux et le romantique fleur bleue.

Saint-Germain se situe sur la rive gauche de la Seine aux quais remplis de bouquinistes, et voisin du Quartier latin avec ses solennelles institutions universitaires : Institut de France, Sorbonne, Panthéon. La frontière, poreuse, se situe à l’intersection des boulevards Saint-Germain et Saint-Michel, le Boul’Mich’. Saint-Germain-des-Prés, si l’on fait le compte, c’est quelques rues à peine, mais riches en histoires. Marchons un peu, perdons-nous dans le quartier et remontons le temps sans autre ordre que le plaisir de flâner. 

Fascinant pour les uns, par sa vivacité culturelle, repoussant pour les autres, par son élitisme et son snobisme. Germanopratin n’est pas vraiment un compliment aujourd’hui. Pourtant, Saint-Germain-des-Prés est de ces lieux emblématiques qui concentrent sur quelques hectares tout un imaginaire artistique. Un peu comme Hollywood ? 

Petit bourg rural aux portes de Paris 

Si l’on revient aux origines, le nom renvoie au Moyen Âge à une puissante abbaye située aux portes de Paris. Son église subsiste et reste aujourd’hui l’épicentre du quartier. Dès la Révolution, Saint-Germain-des-Prés devient un symbole fort de Paris. Fondé au XVIIe siècle, lorsque la boisson importée de l’Empire ottoman devient à la mode, le café Procope est l’un des lieux de débats majeurs dans l’effervescence révolutionnaire. Il accueille des réunions passionnées des clubs des Cordeliers et des Jacobins, fréquenté par Marat, Desmoulins et Danton. La statue de ce dernier harangue les passants sur le boulevard Saint-Germain, depuis le centenaire de la Révolution. Diderot n’est pas loin lui non plus. 

De Montmartre à Montparnasse 

C’est surtout après la Première guerre mondiale que le quartier se développe. La vie culturelle se concentrait jusqu’à la Belle Époque dans le nord de Paris, à Montmartre. Entre les vignes et les moulins, les cabarets et les ateliers d’artistes fleurissaient. Entre deux séances de travail au Bateau-Lavoir, Picasso pouvait aller retrouver les chansonniers Aristide Bruant et Gaston Couté au Lapin Agile du père Frédé et écouter les vers de Guillaume Apollinaire. 

Après la guerre, les artistes abandonnent cet ancien village à l’urbanisation et au tourisme et migrent au sud de la capitale, en direction de Montparnasse. Sortis des traumatismes du conflit, les parisiens pensent avant tout à s’amuser dans les dancings et cabarets. Ce sont les années 1920, les Années folles, marquées par le jazz, ce tout nouveau mouvement musical apporté en Europe par les soldats Américains engagés au front à partir de 1917, notamment les Harlem Hellfighters, venus du lui aussi fameux quartier new-yorkais. 


Vue extérieure de l’église abbatiale de Saint-Germain-des-Prés


Joséphine Baker, ©Jean Chassaing, 1931 - Portrait de Salvador Dalí, ©Carl Van Vechten, 1939

Des Américains à Paris

Parmi les Américains venus s’installer à Paris, Joséphine Baker est incontournable. Elle se produit essentiellement rive droite, mais aussi à Montparnasse, au Bal Nègre. Par la force de son caractère et ses multiples engagements, elle parvient bien vite à fissurer l’image, encore vivace dans la société de l’époque, du bon sauvage, gai et chantant, naïf et enfantin. 

Du côté des écrivains, Paris attire Gertrude Stein, qui tient salon rue de Fleurus et où Ernest Hemingway doit supporter les facéties épuisantes de Francis Scott Fitzgerald, même si pour lui, Paris est une fête. Il écume Paris de la place de la Contrescarpe à la librairie anglophone Shakespeare and Company de Sylvia Beach, près de Notre-Dame. Là, c’est comme un morceau de Londres ou de New York en plein Paris. Il peut y croiser James Joyce, dont la propriétaire des lieux est en train de publier Ulysses, et Valery Larbaud, qui loge l’Irlandais et traduit le chef-d'œuvre en français. 

C’est aussi dans les rues et les cafés de Saint-Germain-des-Prés que s’épanouissent le mouvement dada puis sa continuation directe, le surréalisme. Jean Cocteau, André Breton, Paul Éluard, se moquent alors sans vergogne du classicisme et de la tiédeur, incarnés à leurs yeux par le défunt Anatole France, écrivain quasi officiel de la Troisième République. Les rejoignent bientôt les peintres catalans Joan Miró et Salvador Dalí qui tombe amoureux de la femme d’Éluard, Gala. 

Zazous dans les caves 

Lorsque la Seconde guerre mondiale survient et qu’en 1940 les Allemands entrent dans Paris, la vie culturelle est suspendue mais sans s’arrêter totalement. Les cafés ne désemplissent pas car, dans la rigueur de l’hiver, ils sont les seuls lieux encore chauffés. C'est à l’étage du Café de Flore que Jean-Paul Sartre rédige sa principale œuvre philosophique, L’Être et le néant, publié en 1943. Simone de Beauvoir n’est pas très loin et prépare de son côté son premier roman, L’Invitée. Il n’est pas impossible non plus de croiser dans le quartier le philosophe roumain Cioran, qui traîne sa silhouette et son pessimisme, mais plutôt dans les restaurants universitaires bon marché que dans les cafés chics. 

Les zazous, avec leur air chiffonné et leur goût immodéré pour le jazz, continuent à se réunir dans les caves du quartier et à provoquer l’occupant, davantage par désinvolture que par conviction politique. Cette ambiance de clandestinité survit à la fin du conflit. Le Tabou ouvre en 1944 avec l’arrivée des Américains qui, plus encore qu’il y a 20 ans, apportent avec eux une culture qui, très vite, surpasse tout. Au sous-sol du Tabou, on joue tout en discourant, un verre à la main et la tête embrumée par la fumée de cigarette, de l’existentialisme, la philosophie de Jean-Paul Sartre. Il professe que “l’existence précède l’essence”, c’est-à-dire que l’homme a toujours le choix, est condamné à la liberté et ne peut exister que par ses actes. La célèbre conférence d’octobre 1945 et le fanatisme qu’elle entraîne est rapportée avec délices par Boris Vian dans L’Écume des jours. Sartre se rapproche des communistes et fonde en 1945 sa revue Les Temps modernes, tandis qu’à l’autre bord de l’échiquier politique et en réaction, Antoine Blondin, Michel Déon et Roger Nimier – les Hussards – se retrouvent autour de La Table Ronde. Tout ce petit monde cohabite néanmoins dans le même quartier. 


Jean Paul Sartre


Juliette Greco - Miles Davis

Philosophie & contrebasse 

Les caveaux, cabarets et clubs de jazz fleurissent dans le quartier : Le club Saint-Germain-des-Prés, le Théâtre Agnès Capri, aujourd’hui Théâtre de la Gaité-Montparnasse. C’est là que se produisent toutes les vedettes en devenir de l’époque, chansonniers et humoristes : Georges Brassens, Marcel Mouloudji, Raymond Devos et tant d’autres. Au Caveau de La Huchette jouent Juliette Gréco et Boris Vian, avec sa curieuse trompinette. Juliette Gréco vit à l’hôtel La Louisiane, véritable rendez-vous pour écrivains de passage ou artistes installés à demeure. C’est là qu’elle vit quelques semaines de passion avec son grand amour impossible, Miles Davis. Impossible car en 1949 la ségrégation est en vigueur aux États-Unis et les relations entre noirs et blancs jalonnées d’obstacles infranchissables. 

Véritable prince de Saint-Germain-des-Prés, Boris Vian se situe à la jonction des facettes musicale et littéraire du quartier. Il rédige un véritable mode d’emploi du quartier, le Manuel de Saint-Germain-des-Prés, et incarne sans doute l’esprit dans les années 1950. Vian fréquente les Deux Magots, sorte de frère jumeau du Flore et qui dispose, tout comme lui, de son propre prix littéraire. De ce café, Léon-Paul Fargue rapporte qu’il est “un établissement assez prétentieux et solennel où chaque consommateur représente pour son voisin un littérateur, où des Américaines presque riches, presque belles, mais pas très propres et la plupart du temps pompettes, viennent bâiller et se tortiller devant les derniers surréalistes, dont le nom traverse l’Océan s’il ne dépasse pas le Boulevard. Par sa large terrasse, si agréable à la marée montante des matins ou à la descente du crépuscule d’été, par la cherté de ses consommations, les plus chères de Paris, le Café des Deux Magots est fort recherché des snobs.” Vian meurt brutalement et bien trop jeune, à 39 ans. La légende raconte que l’adaptation de son roman J’irai cracher sur vos tombes par Michel Gast est si mauvaise que Vian subit une attaque cardiaque au cours de l’avant-première. En réalité, il perd connaissance dès le générique de début et ne peut qu’imaginer l’ampleur du désastre artistique. 

Minuit à Paris 

Le quartier conserve donc dans la seconde moitié du XXe siècle son importance culturelle et reste le lieu où se rencontrent les avant-gardes. Les éditions de Minuit, issues de la Résistance, accueillent le Nouveau Roman d’Alain Robbe-Grillet et Michel Butor, bien résolus à bousculer les codes du roman traditionnel. Mathieu Lindon raconte cette époque telle qu’il l’a vécue enfant, dans le sillage de son père Jérôme, dans Une archive. Robbe-Grillet, pape du Nouveau Roman, y apparaît comme blagueur et désinvolte, presque nonchalant, à l’inverse du bien plus austère Claude Simon. Plusieurs conceptions de la littérature parviennent à cohabiter parfaitement dans l’exigeante chapelle que forme Minuit. Le théâtre moderne naît ici, avec Samuel Beckett bien sûr et aussi Eugène Ionesco et sa Cantatrice chauve, jouée de façon ininterrompue au Théâtre de la Huchette depuis 1957. 

Au Nouveau Roman est aussi rattachée, un peu contre son gré, Nathalie Sarraute qui estime que "l'élément psychologique, comme l'élément pictural, se libère insensiblement de l'objet avec lequel il faisait corps. Il tend à se suffire à lui-même et à se passer le plus possible de support. C'est sur lui que tout l'effort de recherche du romancier se concentre, et sur lui que doit porter toute l'attention du lecteur." Marguerite Duras, entre deux séjours à l’Hôtel des Roches Noires ou dans sa maison de Neauphle-le-Château, réside rue Saint-Benoît et reçoit, dans son salon littéraire informel, Maurice Blanchot, Georges Bataille, Francis Ponge ou Jean Genet. Parfois, elle retrouve François Mitterrand qui fréquente assidument les librairies du quartier, toujours en quête de volumes rares. Lui, c’est à la brasserie Lipp qu’il dîne, comme les autres politiques, juste en face du Flore. 


Les auteurs du Nouveau Roman autour de leur éditeur Jérôme Lindon, ©Mario Dondero, 1959


Place Saint-Sulpice - @Luca Zanzottera

Saint-Germain hier, Saint-Germain demain 

Il faut le reconnaître, le quartier est devenu aujourd’hui plus bourgeois que bohème. Les boutiques de vêtements luxueux remplacent les librairies, comme les institutions qu’étaient La Hune et Gibert Jeune ; l’esprit rive gauche se dilue dans les cocktails hors de prix. Pourtant, Saint-Germain-des-Prés concentre toujours un nombre écrasant de maisons d’édition d’envergure, quand elles ne migrent pas vers des locaux plus vastes mais aussi plus impersonnels en proche banlieue parisienne. Comme à Montmartre, le tourisme et les résidences de luxe flanquent progressivement à la porte les écrivains et les peintres sans le sou. On peut encore retrouver des fragments de cet esprit en déambulant rue Saint-André-des-Arts et jusqu’à la place Saint-Sulpice. Chaque printemps s’y déroule le Marché de la Poésie, un événement qui souligne l’indéniable caractère littéraire du quartier. C’est aussi ce lieu que Georges Perec, assis au café de la Mairie, décrit en détails dans sa – par définition vaine – Tentative d’épuisement d’un lieu parisien

Que le promeneur, tel Léon-Paul Fargue alias Le piéton de Paris, se rassure. Il reste possible de croiser à Saint-Germain-des-Prés quelques artistes philosophes de sortie, tels Bernard-Henri Lévy et son éternelle chemise blanche ouverte sur le torse, J. M. G. Le Clézio cherchant sa casquette oubliée pour la dixième fois sur un banc ou Frédéric Beigbeder achetant son journal au kiosque, lorsqu’il n’est pas en train d’écrire face à l’Atlantique, au Pays basque. Un festival de jazz, sans doute plus policé qu’à la grande époque, résonne encore chaque année dans les caves de Saint-Germain. Le Mercure de France, s’il n’est plus une revue littéraire depuis longtemps, continue à occuper le 26 rue de Condé, entre l’Odéon-Théâtre de l’Europe et le palais du Luxembourg. Gallimard n’est plus rue Sébastien-Bottin, parce que celle-ci, en hommage au fondateur des éditions, est maintenant la rue Gaston-Gallimard. La librairie qui lui est associée reste ouverte, à deux pas de là, sur le boulevard Raspail. Les Éditions du Seuil arborent toujours, sur les couvertures de leurs livres, l’if du 27 rue Jacob où elles n’ont plus leur siège depuis longtemps. Faut-il éprouver de la nostalgie pour une époque révolue ? Chacun jugera, guide touristique ou édition rare chinée dans une petite librairie ancienne à la main.