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Écrivain à 3 Temps
Corinne Royer & Gaëlle Josse

Samedi 5 novembre 2022
à 15h
Pour réécoutez la rencontre entre Corinne Royer et Gaëlle Josse

© Louise Oligny

 

Pour la deuxième rencontre du cycle Écrivain à trois temps qui lui est consacré cette année, Corinne Royer a souhaité inviter Gaëlle Josse, qui publie cette rentrée littéraire La nuit des pères aux éditions Noir sur Blanc. Le riche dialogue qui s’en est suivi a donné l’occasion de mettre en regard leurs œuvres respectives et les enjeux qui les animent ainsi qu’une réflexion sur la construction du travail d’écriture. 

Pour Corinne Royer, le choix de Gaëlle Josse a semblé évident et elle établit d’emblée une parenté entre leurs romans et univers. Toutes deux portent des préoccupations et des obsessions qui peuvent rapidement entrer en écho. L’absence, la dépossession, le manque sont affrontés avec bravoure par leurs personnages. Corinne Royer précise que nous sommes en réalité tous dans une forme de dépossession, en exil de quelque chose. Et Gaëlle Josse s’attache tout particulièrement dans son écriture à décrire et comprendre les déséquilibres causés par cet arrachement. 

 

Corinne Royer rappelle que chez Gaëlle Josse, il y a un sens, une maîtrise des temps de silence comme rarement chez d’autres auteurs contemporains. C’est ce qui permet au lecteur de prendre toute sa place, de s’emparer du texte pour s’en imprégner ou l’habiter. Ce silence prend d’autant plus de force qu’il met bien souvent mal à l’aise aujourd’hui, le bruit et le mouvement venant couvrir des questionnements assourdis. Le silence suppose aussi l’introspection la plus profonde à laquelle nombre ne veulent pas se confronter ou ne se sentent pas en mesure de le faire. 

L’une comme l’autre des deux autrices ont eu beaucoup de difficulté à s’identifier comme écrivaines, à assumer le fait de se mettre dans les pas des grands auteurs. Être autrice est une chose, écrivaine à part entière en est une autre et toutes deux connaissent très bien le complexe de l’imposteur. Corinne Royer autant que Gaëlle Josse sont venues à la publication au milieu des années 2000 et leur œuvre est toujours en germe, en construction. Écrire, et surtout rendre un texte public, c’est aussi accepter que l’œuvre nous échappe et c’est laisser une part de la réception et de l’interprétation à la libre appréciation du public. Les deux autrices soulignent le caractère toujours vivant, mouvant, du matériau textuel et donc l’intérêt des rencontres avec le public. 

 

La force inspirante des femmes 

Marthe Gautier chez Corinne Royer (Ce qui nous revient, Actes Sud, 2019), Vivian Maier chez Gaëlle Josse (Une femme en contre-jour, Noir sur Blanc, 2019), des femmes au parcours exceptionnel et reconnues sur le tard à qui les deux autrices se sont attachées à rendre justice. Corinne Royer rapporte que grâce à son travail sur Marthe Gautier, les étudiants en médecine qu’elle a été amenée à rencontrer sont désormais réticents à mettre en avant le médecin Jérôme Lejeune. Ayant travaillé avec Raymond Turpin et Marthe Gauthier dans les années 1950, Lejeune s’est attribué les découvertes de cette dernière sur l’origine chromosomique du syndrome de Down : la trisomie 21. C’est l’une des forces de la littérature, trop souvent reléguée à tort à un innocent divertissement. Elle peut aussi permettre de porter et défendre efficacement les causes les plus justes. 

En écrivant sur la célèbre photographe reconnue sur le tard Vivian Maier, Gaëlle Josse s’est attachée à rester au plus près de ce que l’on savait de sa vie, en évitant autant que possible de combler les zones d’ombre par une libre interprétation romanesque, même s’il est vrai qu’en écrivant on apporte toujours du matériau personnel pour essayer de dépasser le simple rapport des faits réels. L’autrice désirait œuvrer avec honnêteté, prudence et justesse pour rendre hommage à toute la force, la puissance et la densité des photographies réalisées par Vivian Maier. Elle est partie d’une question simple : quelle a été la teneur d'une vie lorsqu’on parvient à produire de telles photographies ? Il y a quelque chose de fascinant dans une existence si solitaire et tout à la fois saturée à ce point de la vie des autres, surtout lorsque l’on sait que Vivian Maier n’a jamais vu le résultat final de son travail, n’ayant pas développé nombre de ses pellicules de son vivant. 

 Selon Gaëlle Josse, la photographie est un art de l’angoisse puisqu’il s’agit d’arracher au flux inexorable du temps qui passe des fragments d’instant. Corinne Royer ajoute que la photographie rend possible l’intrusion, la possibilité d’être un peu là et de nourrir des instincts voyeuristes. Il y a un peu de jalousie de la part des deux autrices vis-à-vis de la photographie puisqu’un portrait peut parvenir à montrer et faire ressentir ce qu’un texte mettra plusieurs centaines de pages à faire émerger. Mais c’est aussi le rôle de l’écrivain que d’aller chercher ce qui est caché pour le mettre en lumière, comme pour la photographie. En effet, les personnes sans histoire n’existent pas et l’écriture permet de rendre la parole à celles et ceux qui ne l’ont pas eue, aux personnages dont les vies se tissent hors des normes établies. Le romancier n’est pas là pour chercher la vérité des faits, n’opère pas un travail journalistique, mais s’enthousiasme au contraire de la possibilité de pénétrer dans les blancs d’une histoire et de se les approprier librement. 

Capturer une certaine lumière

Outre Vivian Maier et ses photographies, Gaëlle Josse s’est également inspirée d’œuvres d’art du XVIIème siècle dans ses livres précédents : Georges de La Tour dans L’Ombre de nos nuits (Noir sur blanc, 2016) puis Johannes Vermeer dans Vermeer entre deux songes (Invenit, 2017), ce qui n’était pas prémédité de prime abord. D’abord embarrassée du fait que les lecteurs puissent y percevoir une redite, une paresse dans son inspiration ou un simple effet de style, Gaëlle Josse a rapidement compris que les deux démarches n’étaient pas similaires. Il faut toutefois reconnaître l’importance donnée au travail de la lumière chez ces différents artistes, notamment dans un clair-obscur constant qui est une définition possible du travail d’écriture. Écrire, n’est-ce pas savoir opérer une transition permanente entre le renfoncement et la pleine lumière ?

Il peut aussi y avoir chez l'écrivain une démarche du même ordre que la sculpture. Gaëlle Josse insiste sur le fait qu’en écrivant on se place en recherche d’une distance adéquate vis-à-vis du sujet que l’on prétend mettre en avant, comme un jeu de focale. Il y a aussi l’idée du sculpteur tournant longuement autour de son modèle pour en saisir l’essence ou le caractère. Écrire, c’est aussi enlever, dégrossir et purifier, en particulier lorsque vient le temps très important de la réécriture. Gaëlle Josse rappelle cette citation de Gustave Flaubert : « Le difficile en littérature, c'est de savoir quoi ne pas dire. » 

Mais l’écriture reste une terre de liberté, fondamentalement ouverte sur le travail d’imagination. Pour faire une dernière comparaison avec un autre art majeur, lui aussi tourné vers la lumière – le cinéma – Corinne Royer souligne que l’écrivain a la possibilité de satisfaire un plaisir d’incarnation, le plaisir de se glisser dans la peau d’un autre, qui aurait été beaucoup plus limité s’il avait fallu devenir soi-même acteur.

Nul doute que les questionnements sur le jeu entre ombre et lumière et le dialogue permanent entre la littérature et l’art de la photographie se retrouveront au cœur de la prochaine rencontre d’Écrivain à trois temps qui réunira Corinne Royer et le photographe Jean-Michel André, auteur de la série Borders

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