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Anthropomorphisme & Littérature Jeunesse
L’humanisation des animaux dans les livres pour enfants

 


Le lapin blanc d'Alice au Pays des Merveilles - Lewis Caroll

 

 

Un tour d’horizon de la littérature jeunesse, et particulièrement celle destinée aux jeunes enfants, fait apparaître sans réelle surprise que ces histoires, pour la plupart, font intervenir des animaux. Et qui plus est, des animaux bien souvent anthropomorphes.

L’anthropomorphisme désigne l’attribution de caractéristiques humaines à des objets, des plantes, des animaux (physionomie, vêtements, comportement, langage, vie sociale…). De nombreuses histoires pour enfants mettent en scène des animaux soustraits de leur milieu naturel et généralement dépourvus, pour l’essentiel, de leur animalité. Tout est fait pour les faire ressembler à des « petits d’hommes », pour reprendre l’expression utilisée entre autres par Rudyard Kipling.

Origines de l’anthropomorphisme dans la littérature jeunesse

Si on remonte le temps, un fabuliste nous vient nécessairement à l’esprit : Jean de la Fontaine. C’est au XVIIe siècle que La Fontaine fait paraître ses fables, inspirées de celles d’Ésope et d’autres auteurs antiques. De ces courts récits, qui mettent en scène des animaux personnifiés, découle une morale plus ou moins explicite. Ses fables semblent destinées aux enfants. Son premier recueil est d’ailleurs dédié à Monseigneur le Dauphin, fils de Louis XIV et de Marie-Thérèse d’Autriche, âgé à l’époque de 7 ans. Et la tradition scolaire n’a fait que conforter cette idée. Qui n’a pas le souvenir d’une fable apprise ou étudiée en classe dès l’école primaire ? Mais les adultes peuvent aussi tirer de ces brefs récits moralisateurs une leçon différente…

Je me sers d’animaux pour instruire les hommes - Jean de La Fontaine

Employer des animaux personnifiés permet de faire la satire de la société, comme dénoncer l’absolutisme de l’époque, et ce tout en douceur, presque mine de rien, avec l’air de ne pas y toucher… Les animaux sont ici utilisés comme un miroir de l’homme, de la comédie sociale et de ses jeux de pouvoir. De façon théâtrale, l’animal fait office de masque. Ainsi le lion incarne le Roi de France, et même si l’on comprend bien qu’il s’agit de lui, le procédé permet une expression beaucoup plus libérée.

 


Les Fables de La Fontaine - Illustré par Guillaume Plantevin - Éditions Auzou

 


Le Chat botté - Illustré par Gustave Doré

 

Du côté des contes….

Comme dans la fable, les animaux anthropomorphes peuplent bien souvent les contes. A la même époque, Charles Perrault cherche, à travers ses récits, certes à distraire, mais aussi à faire passer un message. Les contes contribuent alors à l’instruction morale. Le petit chaperon rouge met en garde les jeunes filles contre les visées dévorantes du loup. Ce dernier, qui incarne la tentation, cache en réalité la figure de l’humain.

A l’instar du loup, les animaux humanisés des contes sont rarement de modestes figurants. Certes ils peuvent être de simples adjuvants d’un personnage principal humain, dont ils aident à accomplir le destin, comme le petit personnel (souris, rats et lézards) au service de Cendrillon. Mais leur présence est souvent loin d’être accessoire. Leur participation à l’histoire est essentielle. Que serait Boucle d’or sans les trois ours, Alice au Pays des Merveilles sans le Chat de Cheshire, le Lapin blanc, le Lièvre de Mars… ? Les animaux personnifiés peuvent endosser jusqu’au rôle du protagoniste, quand bien même ils côtoient des personnages humains. Dans Le Chat botté, le chat doué de parole utilise la ruse pour offrir la fortune et l’amour à son maître. Les véritables héros sont à nouveau les animaux dans Les Musiciens de Brême. Les humains sont alors relégués dans les rôles secondaires et peuvent n’être parfois que de modestes figurants. Et dans certains contes, nul besoin d’un humain au générique. Les trois petits cochons se partagent la vedette avec le loup, qui se retrouve lui-même en tête d’affiche du conte Le Loup et les Sept Chevreaux.

Homme et animal n’ont aucune difficulté à se confondre, car bien souvent l’animal ne fait finalement qu’incarner un trait particulier de l’humain, à la manière des emplois au théâtre : l’hypocrisie, la ruse, l’avarice… D’ailleurs, la métamorphose est un procédé parfois utilisé dans les contes. Dans La Belle et la Bête, puni pour sa vanité, un beau prince se voit changé en Bête. La malédiction prendra fin le jour où la Belle tombera amoureuse de l’homme qui se cache sous le « masque ».

Début du XXe siècle, l’animal anthropomorphe prend ses quartiers dans les livres pour enfants

Au début du XXe siècle, cette tendance à humaniser l’animal s’installe davantage encore dans les livres pour enfants. En Angleterre, c’est Beatrix Potter qui ouvre le bal avec Peter the Rabbit, Pierre lapin, l’histoire d’un jeune lapin en veste bleue, un brin désobéissant et rebelle, doté d’un goût un peu trop prononcé pour les aventures. En France, des années plus tard, Jean de Brunhoff lui emboîte le pas en 1931 avec l’éléphant Babar. Le pachyderme entrera véritablement dans le monde des hommes au moment où il endossera son costume vert trois pièces. Ces deux héros, de part et d’autre de la Manche, incarnent des personnages centraux emblématiques, anthropomorphisés. Ils auront une longévité hors du commun et seront pendant plusieurs décennies des figures incontournables de la littérature jeunesse.

Difficile de ne pas nommer Benjamin Rabier, un des plus grands dessinateurs animaliers du début du XXe siècle, qui a laissé derrière lui un bel héritage dont le célèbre Le Buffon choisi. Certes, La Vache qui rit, c’est lui. Mais c’est avant tout Gédéon, personnage de bande-dessinée, qui marquera les esprits durant l’entre-deux-guerres : canard au long cou, très « humain » dans son comportement, dont seize albums déclinent les aventures. À noter que Benjamin Rabier s’est plié avec brio à l’illustration des Fables de La Fontaine, à l’instar de mémorables prédécesseurs comme Granville et Gustave Doré.

 


Pierre lapin - Beatrix Potter - Babar - Jean de Brunhoff - Gédéon - Benjamin Rabier

 

 


Martine - Marcel Marlier et Gilbert Delahaye - Juliette Doris Lauer

 

Alors, humaniser des animaux… Bonne ou mauvaise idée ?

L’humanisation de l’animal dans les ouvrages à destination de la jeunesse a été remise en question. Pour certains, un plus grand réalisme, privilégiant l’humain, profiterait davantage aux enfants, tout particulièrement lorsqu’il s’agit de transmettre un message. L’enfant pourrait ainsi plus facilement se reconnaître si le petit héros était, comme lui, un enfant. La pédagogie, issue des travaux de Maria Montessori, a fait le choix de proscrire les livres jeunesse qui font appel à ce procédé d’anthropomorphisme. Pour elle, les jeunes enfants ne sont pas encore à même de faire la différence entre réel et imaginaire. Elle privilégie donc des albums avec des illustrations réalistes, voire de vraies photos, surtout pour les plus jeunes. En vertu de ces principes éducatifs, exit les animaux qui parlent, font du vélo et vivent dans de petites maisons, et bienvenus les Martine, Juliette et autres petits héros humains ! 

Tout au contraire, la figure animale n’est-elle pas à même de gommer toutes les différences humaines qui seraient susceptibles d’entraver une identification, comme la corpulence, le genre ou la couleur de peau ? Et l’anthropomorphisme ne favorise-t-il pas d’autant plus l’identification ? Sans compter que les enfants ne sont pas dupes : ils comprennent rapidement que dans la vraie vie, un éléphant ne conduit pas une voiture, et encore moins en costume trois pièces !

Dans les années 70, Danièle Bour donne naissance à Petit Ours brun. L’histoire d’un ourson qui va découvrir le monde et grandir sous le regard bienveillant de ses parents et auquel les enfants n’auront aucun mal à s’identifier puisqu’il va vivre les mêmes choses qu’eux : s’habiller tout seul, aller à l’école, apprendre à faire du vélo. Combien d’enfants ont été biberonnés et ont grandi avec ses aventures ? Il faut croire que la recette a fait ses preuves puisque, plus récemment, Petit Ours brun a fait bien des émules, de T’choupi à Trotro, jusqu’au plus actuel P’tit loup, jeune héros d’Orianne Lallemand qui est né sous le crayon d’Eléonore Thuillier (et qui remporte également un énorme succès dans une version pour les plus grands, les fameux Le loup qui…). Dans les titres des albums, seul le nom du petit héros change : Petit Ours brun rentre à l'école, T’choupi rentre à l’école, P’tit loup rentre à l’école… Vous avez compris le principe ! Et le succès est garanti.

Il se trouve plus de différence de tel homme à tel homme que de tel animal à tel homme - Michel de Montaigne

L’utilisation d’animaux anthropomorphes permet donc à l’enfant de se reconnaître en eux plus facilement, avec l’avantage de maintenir une certaine distance entre lui et ce personnage anthropomorphisé. Car par nature, l’enfant n’est ni un ours, ni un pingouin, ni un loup. Ce qui, mine de rien, peut se révéler fort utile quand il est question d’évoquer certains sujets difficiles. À titre d’exemple, Au revoir Blaireau de Susan Varley a permis à de nombreux parents d’aborder le thème de la mort et du deuil en mettant l’accent sur le réconfort que peut apporter le souvenir. Même si l’enfant a bien conscience de la gravité du sujet, qu’un animal soit concerné (ici la disparition d’un blaireau anthropomorphe aimé de tous) permet d’instaurer une distance qui lui épargne la douleur du deuil, tout en maintenant la proximité d’une empathie. De nos jours, les parents ont la possibilité d’aborder n’importe quel sujet plus ou moins délicat avec leurs jeunes enfants (thème du divorce, de l’homoparentalité…) en s’appuyant sur de tels albums.


Petit Ours brun - Claude Lebrun et Danièle Bour - L'Âne Trotro - Bénédicte Guettier - P'tit Loup - Orianne Lallemand et Eléonore Thuillier - Tchoupi - Thierry Courtin

 


Mensonges - Geoffroy de Pennart - Aaaah pas le dentiste - Stephanie Blake - N'oublie pas de te laver les dents ! - Philippe Corentin - Poupoupidours - Benjamin Chaud

Si dans nos médiathèques nous devions retirer tous les albums pour enfants qui comportent un tant soit peu d’anthropomorphisme, adieu Claude Ponti, Grégoire Solotareff, Mario Ramos, Audrey Poussier, Gilles Bachelet, Maurice Sendack, Geoffroy de Pennart, Kitty Crowther, Philippe Corentin, Anaïs Vaugelade, Benjamin Chaud, Carl Norac, Stephanie Blake, Matthieu Maudet, Jean Leroy, Orianne Lallemand : petite liste non exhaustive… Quelle cure d’amaigrissement feraient alors les rayons de la littérature jeunesse !

Gardons à l’esprit que les albums à destination de la jeunesse visent avant tout à distraire l’enfant et à nourrir son imaginaire. Ils n’ont donc pas vocation première à être réalistes. Les jeunes lecteurs auront bien le temps d’être confrontés à la réalité du monde. Ne les faisons pas grandir trop vite.

Quant au rapport étroit entre l’homme et la représentation de l’animal, il mériterait d’être approfondi. Bien avant que l’enfant ne rencontre des animaux humanisés dans la littérature, n’est-il pas déjà animalisé par une sorte d’anthropomorphisme inversé lorsque nous l’affublons dès sa naissance de petits noms empruntés au bestiaire : mon lapin, mon p’tit chat, mon poussin, ma cocotte et autres surnoms se voulant affectueux ? Nous projetons ainsi sur lui la fragilité et l’innocence supposées des petites bêtes à poils ou à plumes. Qui plus est, avant le poupon ou la poupée, le premier compagnon du nouveau-né est bien souvent une peluche zoomorphique. Ainsi immergé dans un tel environnement dès sa naissance, l’enfant n’est-il pas tout naturellement amené à se reconnaître dans l’image familière de l’animal ?