L'autofiction : avatars et prospérité d'un genre littéraire
Roman autobiographique, récit de soi, écriture du moi, de nombreux termes existent pour définir une démarche d'écriture qui s'est largement imposée en France depuis la fin du 20e siècle, présentant de nombreuses affinités avec le journal intime et le témoignage. Le concept d'autofiction s'est depuis quelques années constitué en terme reconnu, souvent contesté par la critique littéraire, mais bénéficiant d'une large audience auprès du public.
Aux sources de l'exploration du moi
La démarche s'origine dans l'Antiquité, où le souci de soi du stoïcisme et le "connais-toi toi-même" présent à l'entrée du temple de Delphes sont déjà érigés comme préceptes. Quelques grandes figures, telles Marc Aurèle avec les Pensées pour moi-même ou Saint Augustin avec Les confessions inaugurent le récit introspectif, selon une tonalité plus philosophique que littéraire.
La Renaissance et l'Age classique ne portent pas en haute estime le récit autobiographique, taxé de complaisance ou témoignant de la vanité voire de la sottise humaine dans une société marquée par le religieux. Le roman s'inscrit alors de préférence dans les registres épique, historique ou encore sentimental. Cependant, à la marge de la philosophie et de la littérature, Les Essais de Montaigne, pêle-mêle autobiographique et portrait d'un "honnête homme" du 16e siècle, constituent une oeuvre immense qui influencera fortement les écrivains du moi des temps modernes.
Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau, les Souvenirs d'égotisme de Stendhal dessinent ensuite le visage d'une démarche littéraire nouvelle, quasi révolutionnaire artistiquement, associée à l'émergence puis aux désillusions du romantisme et de son culte du moi.
Ces oeuvres inaugurales n'auront de cesse d'irriguer la création littéraire à venir, à travers les récits à caractère autobiographique d'auteurs aussi divers que Jules Vallès, Colette, Jean-Paul Sartre, Marguerite de Yourcenar ou Jean Genet. En parallèle, le flou autobiographie-roman donnera lieu à de nombreux débats théoriques sur l'identité de ces récits à la marge de la fiction et de la vie.
Montaigne et Rousseau, précurseurs de l’autofiction
Une définition impossible
Dès les années 70, un renouveau de l'écriture autobiographique se manifeste. De la "nouvelle autobiographie" d'Alain Robbe-Grillet (le cycle des Romanesques) à "l'autofiction" de Serge Doubrovski (qui a forgé ce terme dans Un fils) en passant par le "roman du Je" de Philippe Forest (L'enfant éternel), des concepts pluriels complexifient la définition de l'écriture de soi dont Philippe Lejeune avait fixé les règles dans Le pacte autobiographique. À savoir l'engagement pris par l'auteur auprès de son lecteur de se montrer tel qu'en lui-même, dans "toute la vérité de la nature de son récit autobiographique".
Or nul écrivain ne doute que l'écart créé par la mise en récit demeure impossible à réduire, là où simultanément "tout est vrai et tout est recréé". Le simple fait de mettre en mots une histoire éloigne de la vérité autobiographique et crée de la fiction.
À la frontière de l'autobiographie et de l'invention, le terme d'autofiction s'impose rapidement comme possible concept, recouvrant des romans à la veine à la fois égotiste, avant-gardiste et identitaire, en plein essor au tournant du 20e siècle. Les formes en sont multiples.
Autofabulation
"Des récits de statut déclaré autobiographique mais de contenu manifestement fictionnel" écrit Gérard Genette dans Figures IV. Des romans jouant à brouiller les pistes, à ménager une ambiguïté entre l'auteur et le narrateur, par le biais d'une esthétisation, d'une mise en intrigue de soi. Des écrivains comme Marguerite Duras ou Patrick Modiano produisent des récits porteurs d'une large part autobiographique, revendiquée pour l'une dans L'amant, pour l'autre dans Livret de famille, sans que cesse pour autant le flou entre la fiction et la vie réelle. Un auteur comme Hervé Guibert joue plus ouvertement avec la fiction de soi, livrant de brillants récits cherchant à conférer à son existence cohérence, sens et beauté et à dépasser la mort annoncée.
Vécu
La vogue de l'autofiction au début du 21e siècle est fortement associée à l'écriture du témoignage, construite autour d'une révélation. Produits de l'émancipation des années 70 et des désillusions de la fin du siècle, les oeuvres de Christine Angot, Camille Laurens ou Philippe Forest mettent en avant la souffrance, le traumatisme, le corps, via des sujets autobiographiques tels que la mort d'un enfant, la séparation amoureuse ou l'inceste. C'est à travers ce type de récits, de qualité littéraire variable, que le genre rencontre aujourd'hui son plus grand succès.
Le paon ou le déploiement du Moi - Photo by Ricardo Frantz on Unsplash
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Société
L'autofiction emprunte également une voie sociologique avec un groupe d'écrivains puisant à la veine historique et familiale. Le portrait d'une génération, d'une classe sociale, d'une époque, intégrant l'usage d'archives, de photographies, d'une mémoire collective, constituent l'oeuvre entière d'une Annie Ernaux ou d'un Pierre Bergounioux. Ces romans retracent pour l'un les transformations du monde rural, pour l'autre le devenir de la classe moyenne et l'évolution de la condition féminine à la fin du 20e siècle, à travers des autoportraits personnels et familiaux. Plus récemment, un auteur comme Edouard Louis affiche une démarche ouvertement sociologique en référence au travail de Pierre Bourdieu. De manière plus subtile et distanciée, Marie-Hélène Lafon, tout en s'attachant au déclin de la classe paysanne, accorde une importance centrale à la langue de l'écriture.
Miroirs
Enfin, d'autres écrivains témoignent d'une démarche plus personnelle et introspective, dans la lignée d'un Michel Leiris (La règle du jeu), concevant l'autobiographie comme une recherche et une analyse de soi. Le questionnement est associé à une expérimentation formelle tendant à éclairer l'introspection. W ou le souvenir d'enfance de Georges Perec mêle deux récits de genres différents dans l'évocation d'une réalité insupportable, les textes de Pierre Guyotat, de Charles Juliet, de Jacques Roubaud ou encore de Chloé Delaume incluent des formes poétiques, emploient une logique non linéaire et fragmentée. Ici, l'autobiographie et l'imaginaire se nouent et donnent à l'autofiction son identité la plus originale en créant un nouveau champ littéraire, à la fois vraisemblable et romanesque.
Cet article doit beaucoup à la lecture de Autofiction : une aventure du langage de Philippe Gasparini, Seuil, 2008.