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La Pléiade, une collection entre passions, polémiques et Panthéon

 


Quelques volumes de la collection, toujours conformes à la maquette choisie en 1931

En 2021, la Bibliothèque de La Pléiade a 90 ans. Ce n’est pas encore un siècle, mais c’est une occasion pour revenir sur l’histoire de cette collection unique et déconstruire quelques-uns des mythes qui l’entourent.

Rares sont les collections aussi clairement identifiées par les lecteurs dans le paysage éditorial, avec tout ce que cela suppose de fantasmes et de passions. Dans les librairies, elle se situe rarement en libre-accès et l’achat d’un volume donne souvent lieu à tout un petit cérémonial. Celui-ci est malicieusement entretenu par l’éditeur qui choie ses lecteurs les plus fidèles en leur offrant chaque année album iconographique, agenda et lettres d’informations dans lesquelles il est possible de découvrir nombre de petits secrets de fabrication. Voyons ici quelques-uns de ces secrets.

De Schiffrin à Gallimard

Beaucoup de lecteurs ignorent encore que la collection dépend depuis 1933 des Éditions Gallimard et pensent toujours que La Pléiade est une maison indépendante.

Les Éditions de La Pléiade sont fondées en 1923 par Jacques Schiffrin, un éditeur originaire de Bakou dans l’Empire russe. Le nom ne renverrait pas directement aux Pléiades de la mythologie grecque ni à celle des poètes français du XVIe siècle, mais plutôt à un groupe informel de poètes russes proches de ou influencés par Alexandre Pouchkine. La bibliothèque reliée de la Pléiade est créée en 1931 et se retrouve rapidement victime de son succès. Les beaux petits livres reliés cuir et dorés à l’or fin, qui proposent de grands classiques de la littérature française et mondiale, font déjà le ravissement des amateurs et la petite maison se trouve en mal de trésorerie pour éditer davantage d’ouvrages.

C’est par admiration pour le travail de Jacques Schiffrin, et par amitié pour lui, qu’André Gide propose en 1933 à Gaston Gallimard, d’abord réticent, de racheter La Pléiade. Elle peut alors bénéficier de la solide infrastructure d’une maison déjà bien implantée. Jacques Schiffrin conserve la direction de ce qui est désormais une collection et peut poursuivre son long travail d’édition en toute quiétude, si l’on met de côté les rudes conflits entre un éditeur et ses prestataires qui font le quotidien du monde du livre.

Le calme n’est que de courte durée puisque survient bien vite la Seconde guerre mondiale. Gaston Gallimard se montre soucieux de ne pas se mettre à dos l’occupant allemand et négocie l’autonomie de la maison d’édition. L’emblématique Nouvelle Revue Française est confiée au fasciste Pierre Drieu La Rochelle. Notons que les œuvres de celui-ci figurent dans la collection depuis 2012, ce qui a pu déclencher quelques réprobations. Le juif Jacques Schiffrin est écarté et le Théâtre complet de Goethe est publié dans la collection en 1942, même si Gallimard s’est toujours défendu d’un quelconque opportunisme malsain à ce sujet. Dans le jeu de chaises musicales qui se met en place au sein de la maison, Jean Paulhan passe de la direction de la NRF à celle de La Pléiade, jusqu’en 1946. Il devient alors évident, après la guerre, que Schiffrin ne pourra pas rentrer de son exil américain, en raison de son état de santé. Il meurt à New York en 1950, âgé de seulement 58 ans, mais son œuvre lui survit et continue à s’épanouir jusqu’à nos jours.


Portraits d'André Gide et Jacques Schiffrin


La bibliothèque de l’honnête homme

Plutôt qu’une collection de luxe, La Pléiade est avant tout pensée comme pratique et compacte, adaptée aux petits appartements. Elle s’adresse aussi ouvertement aux étudiants. Cela pourra étonner aujourd’hui, mais La Pléiade peut être considérée comme l’une des collections avant-coureuses des livres de poche. Les historiens de la littérature restent toutefois divisés sur ce point et certains considèrent que l’ambition de la collection a toujours été de trouver le juste et fragile équilibre entre luxe et accessibilité. Rappelons qu’à l’époque les livres se vendent encore brochés et non-massicotés, c’est-à-dire cousus en cahiers, obligeant le lecteur à couper lui-même les pages au fil de sa lecture. Selon les goûts et les moyens de chacun, les livres peuvent être envoyés chez un relieur. Le projet de vendre des ouvrages déjà reliés, inspirée à Jacques Schiffrin par ce qu’il a pu observer notamment au Royaume-Uni et en Allemagne, n’allait pas de soi. De même, cette image de luxe s’accompagne souvent d’une fausse impression de fragilité, plutôt induite par la finesse du papier bible que par la reliure de cuir, et qui étonnera quiconque voudrait s’amuser à comparer la durée de vie d’une Pléiade et celle d’un ouvrage broché dans une médiathèque.

Les campagnes publicitaires de Gallimard autour de cette collection jouent tantôt sur cette image de luxe en insistant sur la qualité du cuir et de l’or, tantôt tentent de la casser en montrant une lectrice feuilletant nonchalamment une Pléiade à la terrasse d’un café. Une des questions favorites des journalistes lorsqu’ils interviewent un auteur est de lui demander quels seraient les dix livres qu’il emporterait sur une île déserte. Avec sa conception robuste et élégante et son catalogue riche et complet, bien des réponses contiennent des volumes de la Pléiade. Gide ne se sépare pas de son « petit Baudelaire » et Georges Simenon, à son tour futur pléiadisé, demande à Gallimard de lui expédier toutes les nouveautés de la collection, afin d’agrémenter une bibliothèque qui le suit partout dans sa vie nomade.

Beaucoup de lettres, quelques chiffres

Si la littérature est avant tout affaire de lettres, on ne peut pas, dans l’édition, faire l’impasse sur quelques statistiques.

Toute la difficulté pour Gallimard consiste à proposer des volumes qui fassent référence, mais qui soient également pérennes commercialement parlant et donc qui se vendent auprès du grand public. Souvent vue comme une panthéonisation littéraire, une officialisation d’un auteur, La Pléiade reste une entreprise privée et n’est pas tenue de justifier ses choix. Ceux-ci se font à la discrétion de Gallimard et pleinement assumés, même si comme en sport, il existe autant de directeurs de la collection en puissance que de lecteurs.

Les volumes sont toujours reliés de façon semi-artisanale en pleine peau – 40 000 moutons néo-zélandais, élevés sans fil de fer barbelé, doivent donner la leur chaque année – et dorés à l’or véritable. À elle seule, la reliure représente jusqu’à la moitié de ce que paye le lecteur en librairie. Cela reste malgré tout compétitif si on rapporte le prix moyen de 60 euros pour acquérir un volume au nombre d’œuvres contenues et à leur durabilité, aussi bien physique qu’intellectuelle.

En dépit des critiques concernant la lenteur de parution de tel ou tel volume, le rythme reste soutenu depuis les origines de la collection, avec une dizaine de nouveautés chaque année, sans compter les réimpressions et en comptant les nouvelles éditions. Ces parutions se font au gré de l’avancée des recherches universitaires et de la découverte de textes et manuscrits inédits, par exemple celui d’Histoire de ma vie de Casanova qui dormait depuis des décennies dans le coffre-fort d’une banque et acquis par la Bibliothèque nationale de France au début des années 2010.

Selon les chiffres que communiquent les Éditions Gallimard, La Pléiade représente une moyenne de 268 000 ventes par an et jusqu’à 20 % du chiffre d’affaires de la maison dans les années les plus fastes. Le catalogue approche les 700 volumes et presque 200 auteurs, sans même parler des anthologies poétiques, théâtrales, etc.

 


Vers un nouveau public

Comme la collection maîtresse de Gallimard, la Blanche, La Pléiade n’a pas connu de bouleversement majeur dans sa présentation et deux volumes parus à bientôt cent années d’intervalle ne dépareillent pas l’un à côté de l’autre. Entre tradition et modernité, la collection tente de garder dans son giron un public vieillissant tout en séduisant des lecteurs plus jeunes grâce à des coffrets illustrés ou des tirages spéciaux dont les prix attractifs et l’aspect commémoratif visent à capter un nouveau lectorat. La maquette de la collection reste immuable avec une couleur de reliure définie pour chaque siècle ou époque ainsi que pour les ouvrages thématiques, c’est-à-dire les anthologies poétiques et les grands livres religieux.

La collection garde son allure de petit missel précieux et austère, quand bien même les auteurs publiés sont parfois de grands critiques de la religion : Denis Diderot, Karl Marx ou le marquis de Sade pour n’en citer qu’une poignée. Le paradoxe participe aussi au charme, quitte parfois à lisser ou embourgeoiser un peu l’image des auteurs les plus indociles. Le projet de la Pléiade n’est pas de nier les différences formelles entre les auteurs qu’elle accueille en son sein, mais d’insister sur la volonté fédératrice du projet et sur le dialogue dans la république des lettres. Reste que la collection a du mal à se défaire de cette aura écrasante, janséniste. Alors que beaucoup trépignaient d’envie d’y figurer de leur vivant, comme Céline ; d’autres auteurs, comme Henri Michaux, ont refusé cet honneur avant leur mort, y voyant une momification de leur œuvre.

 


Pour rajeunir l'image de La Pléiade, Gallimard multiplie les campagnes marketing, comme ici en 1972 avec Sylvie Vartan lisant nonchalamment un volume de Proust

 


Collection sœur de La Pléiade, l'encyclopédie n'est plus rééditée depuis les années 1990

Petites curiosités de la collection

Si le nom Pléiade désigne aujourd’hui uniquement la collection littéraire ainsi que les albums promotionnels, il est utilisé à plusieurs reprises par Gallimard au cours du XXe siècle pour désigner des concerts de musique classique, une collection d’écrits sur l’art et même un prix littéraire. Parallèlement à la collection principale, une encyclopédie de la Pléiade existe des années 1950 jusqu’aux années 1990, dirigée par Raymond Queneau, autre éminent écrivain du panthéon littéraire de Gallimard. Cette encyclopédie a depuis fait long feu, le support papier pouvant de nos jours difficilement concurrencer le numérique sur ce type d’ouvrage de référence.

Bien des lecteurs l’ignorent sans doute, mais La Pléiade n’est pas une collection exclusivement française. Entre 1992 et 2008, l’auguste maison turinoise Einaudi, équivalent italien de Gallimard et ayant notamment publié les œuvres d’Italo Calvino et Elsa Morante, a édité une cinquantaine de volumes en reprenant trait pour trait la maquette de la Pléiade française. L’absence dans La Pléiade d’auteurs aussi incontournables que Julio Cortázar et Samuel Beckett est souvent déplorée. En réalité, ils y figurent bel et bien, mais en italien. Outre cet exemple, on retrouve peu d’équivalents à l’étranger. Aux États-Unis, la collection Library of America reconnaît ouvertement sa filiation avec La Pléiade. Elle s’en différencie en limitant son champ éditorial à la littérature nationale et par son caractère de collection officielle et institutionnalisée plus marqué.

La collection ne connaît pas de véritable concurrence. Les quelques tentatives au milieu du XXe siècle, comme Les Portiques du Club français du livre, n’ont pas rencontré un succès suffisant. La collection Bouquins chez Robert Laffont ou Quarto au sein même de Gallimard, ne jouent pas tout à fait dans la même catégorie que La Pléiade, même si elles peuvent parfois proposer une alternative ou combler certains manques de la collection. L’éditrice Diane de Selliers, avec ses ouvrages illustrés pour bibliophiles, richement illustrés, pourrait proposer une concurrence crédible à la collection. Elle propose elle aussi une sélection conséquente de classiques de la littérature mondiale qui sont eux aussi au catalogue de la collection de Gallimard, comme les épopées d’Homère ou La Divine Comédie de Dante. Sa diffusion reste toutefois confidentielle, tout comme celle de l’éditeur Jean de Bonnot qui, détail intéressant, fait appel au même relieur que La Pléiade.

L’entrée d’un auteur de la collection est toujours un événement, mais moins exceptionnel qu’on pourrait le croire, puisque André Gide lui-même inaugure le mouvement dès 1939 avec un volume, inédit qui plus est, de son Journal. C’est aussi le premier volume d’une longue série pour les auteurs du XXe siècle, preuve que la collection est plus actuelle qu’il n’y paraît. Concernant Gide, alors qu’il paraît incontestable que l’auteur des Nourritures terrestres puisse avoir sa place au panthéon de la littérature, les débats sont à l’époque les mêmes qu’aujourd’hui pour toute nouvelle pléiadisation et le courrier reçu par Gallimard sous-entend les mêmes craintes pour Jean d’Ormesson, par exemple : va-t-il vraiment devenir un classique et mérite-t-il de figurer au même niveau que Ronsard ou Racine ? Dans les deux cas, le public répond pourtant présent et les ventes sont conséquentes. N’oublions pas non plus que le Baudelaire, premier volume de la collection, s’il nous paraît aujourd’hui incontestable, sent encore beaucoup le soufre au début des années 1930 et n’est pas forcément le choix le plus évident d’un éditeur soucieux de sa notabilité. Depuis, André Malraux, Marguerite Yourcenar, Milan Kundera, Philippe Jaccottet ont à leur tour reçu l’honneur d’entrer de leur vivant dans la collection. Autre volume digne d’être mentionné, celui de Saint-John Perse. Un œil attentif remarquera qu’il n’est fait mention d’aucun éditeur scientifique ou préfacier. En effet, fait rarissime, l’auteur s’est chargé de l’intégralité de l’édition, s’assurant qu’il soit parfaitement conforme à ses désirs et allant jusqu’à rédiger lui-même les notes de bas de page.


Beckett existe bel et bien dans la Pléiade, mais en italien. Pour les francophones, le rachat des Éditions de Minuit par Gallimard pourrait accélérer le projet

D’une collection d’abord vue comme à la fois de poche et de luxe, mais compacte et accessible, La Pléiade évolue à partir des années 1960 vers une édition de référence faite par et en partie pour les universitaires. Elle s’ouvre dans le même temps à des domaines linguistiques lointains : romans classiques chinois comme Au bord de l’eau de Shi Nai'an, épopée indienne avec le Râmâyana,... Les sciences humaines occupent elles aussi de plus en plus de place dans la collection : Michel Foucault et Georges Duby à la fin des années 2010 ainsi que la philosophie socratique, confucianiste,... Encore peu représentées, les femmes commencent à se voir attribuer une modeste place dans la collection avec l’entrée de Simone de Beauvoir, Virginia Woolf ou, en 2021, Louise Labé. Ayant peine à renouveler son lectorat, La Pléiade tente néanmoins d’innover et de redynamiser son image en proposant de plus en plus de coffrets illustrés et semble parfois opérer un retour aux sources en revenant à des volumes plus compacts et plus accessibles, notamment avec les tirages spéciaux, proposés depuis 2014. Elle ne cesse de se montrer vivante, imparfaite parfois, mais toujours passionnée et, chacun jugera, passionnante.