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Écrire c'est courir un peu...
...ou inversement

 



 

Cela n'a échappé à personne, la course à pied est devenue un véritable phénomène de société. Alors que la France comptait 6 Millions de pratiquants en 2000, ils étaient plus du double à chausser régulièrement les baskets moins de 20 ans plus tard. Cet engouement ne semble pas vouloir s'arrêter. Il n'est qu'à jeter un coup d'œil sur la crise sanitaire de 2020 qui a vu rues, parcs et chemins envahis par des coureurs néophytes.

Où il est question de pieds et de neurones

Mais qu'est-ce qui fait courir tous ces adeptes ? En 2013, la Fédération Française d'Athlétisme s'était penchée sur le sujet et avait mené une enquête auprès de 3 000 adeptes de ce sport. Si la perte de poids arrivait en troisième position des motivations, l'amélioration de la condition physique et le maintien d'une bonne santé se disputaient la tête du classement. Aucun des sondés ne mettant en avant la volonté d'augmenter ses capacités intellectuelles. Entérinant ainsi le cliché renvoyant dos à dos sportifs et intellectuels.

Cependant depuis une vingtaine d’années les neurosciences s'intéressent de très près à l'impact de la course à pied sur le développement cérébral. Des études ont montré que l'exercice physique déclenche la création de nouveaux neurones dans la zone du cerveau contrôlant la mémoire et l'orientation spatiale : l'hippocampe. Si cette découverte peut sembler récente, des penseurs de l'Antiquité avaient déjà pressenti ce lien fort entre exercice physique et intelligence. Tel Aristote qui enseignait en déambulant dans son école péripatéticienne. Plus proche de nous, Rousseau affirmait dans ses Confessions "La marche a quelque chose qui anime et avive mes idées : je ne puis presque penser quand je reste en place; il faut que mon corps soit en branle pour y mettre mon esprit.", tandis que Nietzsche soulignait que "Les seules pensées valables viennent en marchant"

Si le lien entre pensées et marche est connu depuis longtemps qu'en est-il de la course à pied ? Pour avoir un début de réponse laissons la parole à Bjorn Ulvaeus - adepte de ce sport - qui, dans un documentaire, expliquait qu'il peaufinait la composition des musiques de son groupe jusqu'à ce qu'il puisse courir dessus. L'une d'elles découla même directement du gimmick "tck-a-ch" qu'il martelait afin de maintenir son rythme. Ce compositeur, c'est celui d'Abba et cette chanson c'est Take a Chance on Me.

Où l’on apprend que des écrivains parlent de course et d'autres la pratique

Si les philosophes ont reconnu les vertus du mouvement sur la pensée et certains musiciens sur le processus de composition, qu'en est-il du côté des écrivains ? Lorsque l'on se les représente, on imagine plutôt un personnage tourmenté, concentré, assis à une table, une cigarette entre les doigts et un verre d'alcool posé à côté d'un manuscrit. Jamais l'image d'un sportif ne s'impose d'emblée. Encore moins celle d'un coureur à pied. Et l'on n'envisage pas non plus que nombreux aient pu s'intéresser à ce sport.

Et pourtant ils sont pléthore à avoir écrit sur le sujet et à s'être interrogé sur la raison pour laquelle l'humain court. Si le nom de Murakami avec son Autoportrait de l'auteur en coureur de fond s'impose d'emblée, d'autre avant lui s'étaient essayé à l'exercice. Parmi eux, un certain Paul Morand dont le nom reste surtout attaché au Gouvernement de Vichy puisqu'il en fut l'ambassadeur durant la Seconde Guerre Mondiale. Bien avant cette période sombre de son histoire, Morand s'était déjà illustré par ses écrits. Dans le quatrième volet de ses Chroniques du XXe siècle consacré aux U.S.A, il décrit l'avènement de l'empire américain par le biais du destin de quatre étudiants - Brodsky, Webb, Van Norden et Ram - rêvant chacun de devenir le maître du monde. Outre cette volonté qui les relie,  tous pratiquent la course à pied. Mais aucun pour la même raison. Brodsky le fait "par surexcitation, par haine du sport, par honte de ses lunettes." Webb "par volonté d'arriver le premier." Ram "pour ne pas dépasser 160 livres." Van Norden, enfin "par orgueil de son corps". Entre désir de performance et volonté de dompter son corps, Morand expose ainsi les multiples raisons qui poussent les individus à courir.

Si certains écrivains ont abordé la course à pied dans leurs romans, sait-on qu'ils sont également nombreux à s'adonner à cette activité ? Comme Haruki Murakami qui court depuis 1982 sans s'arrêter, Cécile Coulon qui avoue "avaler 40 kilomètres par semaine" ou même Joyce Carol Oates qui affirme que "Lorsqu’on court, l’esprit file aussi vite que le corps." Si les trois premiers ont écrit des romans ou des nouvelles sur leur passion commune, s'agit-il du seul lien les rassemblant ? N'existe-t-il pas une vertu de la course à pied qui unirait ces écrivains au-delà du simple prétexte à l'écriture ?  Là encore il faut leur laisser la parole.

Pour Murakami, sa passion pour la course à pied est née en même temps que son envie d'écrire. Pour lui il s'agit de deux activités athlétiques ayant de nombreux points communs. Elles se pratiquent seules et n'ont de sens, non dans la victoire ou la défaite, mais dans le fait d'être allé au bout. D'une course pour l'une, d'un roman pour l'autre. Selon Murakami, ces deux activités font appel au même ressort : l'endurance, qui seule permet de dépasser les difficultés et d'atteindre le niveau que l'on s'est fixé.

Paul Morand - Haruki Murakami - Cécile Coulon - Stephen King
Paul Morand - Haruki Murakami - Cécile Coulon - Stephen King

Cécile Coulon le rejoint sur ce dernier point. Pour elle, la course à pied "incarne la liberté de l’homme à chercher, dans sa douleur, dans sa vitesse, dans ses capacités physiques, morales et psychologiques, la force d’avancer". Dans son Petit éloge du running elle explique la relation qui unit course à pied et travail d'écriture de la façon suivante : "... en course, lorsque l'on part sans se poser de question, il arrive souvent que l'on trouve une réponse sur sa lancée." Et de poursuivre en exposant que la régularité de sa foulée l'aide à trouver le rythme du texte, à donner de la consistance à ses personnages ou à trouver de nouvelles idées. La course à pied apparaît alors comme un véritable geste d'écriture.

Franck Courtès, photographe devenu écrivain, vit cette passion comme un exercice initiatique voire rédempteur, où l'on joue avec la mort, le cœur, l’essentiel. Il pense que pratiquer la course à pieds amène à chercher ses limites. Pour cet écrivain, littérature et course à pieds sont intimement liée. D'ailleurs, il a commencé à courir après avoir lu le livre de Murakami. Cette passion commune l'a amené à écrire, en forme de clin d'œil à l'auteur japonais, "Autorisation de pratiquer la course à pied" où l'une des nouvelles revient sur les motivations qui sous-tendent la pratique de ce sport.

Forrest Gump, le personnage du roman éponyme de Winston Groom, incarné à l'écran par Tom Hanks dans le film de Robert Zemeckis
Forrest Gump, le personnage du roman éponyme de Winston Groom, incarné à l'écran par Tom Hanks dans le film de Robert Zemeckis

Où les héros sont en baskets

Murakami, Coulon et Courtès, pour pratiquer la course à pieds, ont pour autre point commun d'avoir fait de cette activité l'axe central de certains de leurs romans ou nouvelles. Loin d'être les seuls, la littérature est émaillée d'exemples où les héros courent. Donnant ainsi l'occasion de brosser des portraits plus ou moins complexes.

De personnages positifs et bien dans leurs baskets tout d'abord, transcendant leur destinée grâce à la pratique de la course à pieds. Tel est le cas de Forrest Gump, dans le roman éponyme ou de Bingo dans Bingo's Run, En effet, alors que le destin ne semble pas avoir distribué les bonnes cartes à ces deux personnages, leur nature plutôt optimiste et leurs capacités sportives permettent de dépasser les difficultés et de renverser le cours, plutôt mal engagé, de leur vie. Les valeurs positives couramment admises, de la course à pieds, étant ainsi validées.

Cette image naïve des vertus de la pratique sportive n'est pas la seule à être véhiculée par les écrivains. Parmi ceux qui s'adonnent à la course à pied, on trouve des portraits beaucoup plus nuancés de sportifs. Dans Le cœur du pélican le héros de Cécile Coulon, Anthime, montre des prédispositions pour la course à pied, devenant même un champion sur 800 mètres. Mais la carrière qui s'annonçait prometteuse s'arrête brusquement, laissant un être en proie aux doutes et aux désillusions. La redécouverte, sur le tard, de la course à pieds par Anthime lui apporte une certaine renaissance mais donne surtout l'occasion de révéler son véritable visage. Bien moins sympathique que ce que la pratique de ce sport peut laisser supposer. Cette complexité du sportif, qui peut paraître sain et honnête en façade, se retrouve sous la plume d'autres écrivains. Tel Harry Québert, dont la pratique quotidienne de la course à pied et de l'écriture donne une image policée de réussite. Image qui se fissure pourtant au fil du récit et où l'on découvre qu'il ne faut peut-être pas se fier aux apparences.

Si enfiler des baskets n'empêche en rien la complexité humaine, cela ne garantit pas non plus une happy end à celui qui les porte. Certains écrivains n'ont pas hésité à prendre le contrepied de ce que véhicule la course à pieds. Dans Marche ou crève, Stephen King en fait un véritable instrument de torture, alors que cela ne semble pas être le cas au début du roman. En effet, la course dont il est question est ouverte à des volontaires qui acceptent de courir sans s'arrêter, sur une longue distance, dans le but de remporter un prix alléchant. Seulement, seul le premier est récompensé, les autres étant exécutés au fur et à mesure. La course, qui se fait par plaisir au début devient contrainte et synonyme de survie. Même approche dans le thriller Running où le couple de héros paie très cher son amour pour ce sport. D'instrument de bien-être, révélateur d'une certaine réussite sociale, la course à pied devient l'outil de leur perte. Ou quand courir peut faire mourir…

 

Course à pieds & Littérature

Vignette du document Le  coeur du pélican

Le coeur du pélican

Coulon, Cécile 1990 - ...
Vignette du document Petit éloge du running

Petit éloge du running

Coulon, Cécile 1990 - ...
Vignette du document Bingo's run

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Levine, James A.
Vignette du document Courir

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Echenoz, Jean 1947 - ...
Vignette du document Philosopher en courant

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Girard, Serge 1953 - ...
Vignette du document Les  enfants d'Achille et de Nike : une ethnologie de la course à pied ordinaire

Les enfants d'Achille et de Nike : une ethnologie de la course à pied ordinaire

Segalen, Martine 1940 - ...
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Reynolds, Jason
Vignette du document Autorisation de pratiquer la course à pied : et autres échappées

Autorisation de pratiquer la course à pied : et autres échappées

Courtès, Franck 1964 - ...