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Robinson et l’agitation du monde

 

Illustration tirée de Robinson Crusoé édité en 1865 par Groombridge and Sons edition
Illustration tirée de Robinson Crusoé édité en 1865 par Groombridge and Sons edition

À l’origine, il y a une histoire vraie, celle du marin écossais Alexander Selkirk, qui vécut 5 ans sur une île déserte du Pacifique, entre 1704 et 1709. Il raconta son histoire au journaliste Richard Steele et c’est ce récit qui inspira le romancier anglais Daniel Defoe pour son Robinson Crusoé, paru en 1719. En guise de double hommage à la réalité et à la fiction, le gouvernement chilien décida en 1966 de rebaptiser deux des îles de l’archipel Juan Fernández, où avait échoué le marin écossais, île Alejandro Selkirk et île Robinson Crusoé.

Robinson Crusoé est à ce point devenu un classique de la littérature qu’il est l’une de ces œuvres que tout le monde connaît, sans forcément avoir lu le texte original. Robinson partage cet honneur avec d’autres romans d’aventures comme Les voyages de Gulliver de Jonathan Switft ou Ivanhoé de Walter Scott. Son influence sur la culture occidentale est vaste et il existe de nombreuses adaptations et œuvres inspirées ; du simple abrégé pour la jeunesse à des récits capables de réinventer complètement le genre de la robinsonnade et qui ne relèvent pas toujours du domaine de la littérature.

Pourquoi Robinson Crusoé nous fascine-t-il autant ?

Le roman est extrêmement simple à résumer. Un Britannique participant à une expédition maritime dans le Nouveau Monde se retrouve le seul survivant, suite à une tempête et à un naufrage sur une île déserte. Grâce aux outils et matériaux récupérés sur l’épave du navire, aux ressources naturelles de l’île et à son ingéniosité, il parvient à survivre durant près de trois décennies. Après de nombreuses années de solitude, il recueille un indigène qu’il sauve des cannibales, nomme Vendredi et converti à la religion chrétienne et à la civilisation occidentale, avant d’être finalement secouru. Dans le dessein de Daniel Defoe, Robinson est avant tout une ode protestante à la force de volonté qui permet à l’être humain de venir à bout de la nature la plus hostile.

Les enjeux du roman ne sont moins dans le qu’est-ce qui arrive ? que dans le comment est-ce que cela arrive ? Comment Robinson parvient-il à organiser son existence pour survivre ? Au-delà des seules contraintes matérielles, comment surtout est-il capable d’affronter la solitude et résister à la folie ? L’homme est un être social et Robinson se voit amputé de toute possibilité d’interaction avec ses semblables. Sa survie est avant tout contre lui-même, contre la tentation du désespoir et du retour à la sauvagerie.

Ce mot, sauvage, est à prendre avec toutes les précautions nécessaires. Robinson Crusoé est un roman du XVIIIe siècle et la relation entre Robinson et Vendredi reste celle du maître et du serviteur, de la bonne morale chrétienne ayant pour mission d’éduquer l’ignorant, païen et indigène. Pour autant, c’est en s’accrochant, peut-être désespérément et stupidement, à sa civilisation, que Robinson parvient à survivre. Gilles Deleuze le souligne dans un article rédigé dans les années 1950, Causes et raisons des îles désertes : « Ce n’est plus l’île qui est séparée du continent, c’est l’homme qui se trouve séparé du monde en étant sur l’île. Ce n’est plus l’île qui se crée du monde de la terre à travers les eaux, c’est l’homme qui recrée le monde à partir de l’île et sur les eaux. » Pour assurer sa survie, Robinson doit se repenser en tant qu’individu, mais aussi repenser et remodeler à son image l’environnement vierge dans lequel il s’est retrouvé par la force du destin.

Le caractère universel, atemporel, de Robinson découle de cette lutte constante entre sauvagerie et civilisation, entre nature et culture. Trop souvent relégué au rang de sympathique roman d’aventure pour enfants, Robinson soulève de véritables enjeux sur la condition humaine.

Pour replacer Robinson dans les réflexions du XXIe siècle, on peut trouver dans ce roman les prémisses de nos questionnements environnementaux et même l’un des textes d’inspiration du survivalisme. À la lecture de Robinson, nous pouvons demander comment nous ferions pour survivre, si nous nous retrouvions soudain éloignés du confort relatif de la civilisation ; et déterminer ce que nous emporterions de notre civilisation d’abondance, de facilité et d’immédiateté sur une île déserte est un questionnement récurrent. Cette question survivaliste semble de moins en moins farfelue dans un monde qui se révèle sans cesse plus hostile. La crainte de l’effondrement trouve quelque consolation dans le fait que Robinson soit parvenu à survivre aussi longtemps sur son île, seul et sans véritable formation.

 

Édition originale de Robinson Crusoé - 1719
Édition originale de Robinson Crusoé - 1719

 

Sa Majesté des Mouches par William Golding et son adaptation cinéma par Peter Brook
Sa Majesté des Mouches par William Golding et son adaptation cinéma par Peter Brook

Naufragé, mais loin d’être solitaire

Seul sur son île, Robinson est pourtant bien entouré, si l’on fait le recensement des œuvres qu’il a inspirées et des multiples réécritures qui lui sont consacrées. En faire la liste exhaustive ne présenterait pas un très grand intérêt, mais nous pouvons nous attarder sur les créations les plus marquantes et les plus originales.

Le XIXe siècle, avec la Révolution industrielle, consacre l’explosion de l’imprimerie de masse. Les romans paraissent en feuilletons dans des journaux aux tirages fantastiques, tandis que le développement du chemin de fer et des librairies de gares entraîne la diffusion de la littérature à grande échelle. Ainsi, tout auteur à succès propose sa robinsonnade, schéma idéal pour proposer un roman d’aventure où il suffit à l’auteur de modifier quelques éléments du Robinson original pour se réapproprier le genre. Parmi les soixante-deux romans de ses Voyages extraordinaires, Jules Verne propose quatre robinsonnades, dont Deux ans de vacances (1888), dans lequel un groupe d’adolescents pensionnaires d’un collège néo-zélandais se retrouvent échoués sur une île du détroit de Magellan. Ce roman a peut-être bien inspiré William Golding pour Sa Majesté des mouches (1954). Il en reprend la trame principale, mais traitée avec bien plus de tragique et de cruauté.

D’autres séries littéraires à succès de la fin du XIXe siècle comptent leur robinsonnade, comme Les Vacances (1859), troisième tome des Malheurs de Sophie de la comtesse de Ségur, ou bien Port-Tarascon (1890), qui clôt les aventures du fameux chasseur de casquettes Tartarin de Tarascon. Ces récits opportunistes ne sont ni les plus mémorables des robinsonnades, ni les plus incontournables des romans de leurs auteur et autrice respectifs, mais montrent un engouement certain pour l’aventure et une attirance autant qu’une angoisse envers l’exotisme.

Certains lecteurs se souviennent peut-être avoir découvert Robinson Crusoé non pas en lisant le roman de Daniel Defoe, mais l’une ou l’autre des deux réécritures que propose Michel Tournier : Vendredi ou les Limbes du Pacifique (1967) et son adaptation pour la jeunesse, Vendredi ou la vie sauvage (1971). Avec beaucoup d’intelligence, Michel Tournier se réapproprie entièrement le mythe robinsonnien et approfondit des questionnements seulement esquissés par Daniel Defoe ou bien qui n’étaient tout simplement pas de son temps. Ainsi sont évoqués sans tabou la sexualité de Robinson et la lutte constante qu’il mène entre son besoin d’une civilisation ordonnée, dans laquelle il est contraint d’incarner toutes les fonctions habituelles du corps social, et son attirance pour une animalité simple et rassurante ; un lâcher-prise auquel ne cesse de le convier son île, Speranza. L’arrivée de Vendredi dans l’île ne fait que renforcer cette dualité et l’homme blanc a, chez Michel Tournier, tout autant à apprendre de l’indigène que l’inverse. Michel Tournier reprend donc à son compte le mythe du bon sauvage, cher à Montaigne (Des Cannibales, chapitre XXX du livre I des Essais, 1580) et Rousseau (Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, 1755).

Dans la lignée de Michel Tournier, Patrick Chamoiseau propose en 2012 sa propre réinterprétation dans L’empreinte à Crusoé. Cette fois-ci, l’auteur insiste sur la dualité entre le besoin de relations humaines et la crainte mêlée, face à l’incertitude de la rencontre et la perte des codes sociaux, après vingt années de solitude sur l’île déserte.

Certains auteurs ne se contentent pas de reprendre le mythe de Robinson. Ils le réinventent ou en retournent complètement la morale. Dans Le Royaume de Kensuké (1999), de Michael Morpurgo, Kensuké Ogawa est un ancien soldat de l’armée impériale japonaise qui a choisi l’érémitisme et la contemplation après la Seconde guerre mondiale. Dégoûté par les horreurs dont les hommes sont capables, il ne cherche pas à s’enfuir et demande au contraire au jeune garçon qu’il a sauvé dans son île de ne pas révéler son existence, lorsque celui-ci parvient à rejoindre ses parents. La civilisation n’est plus la désirable échappatoire, le salut attendu tout au long du séjour, mais au contraire la source de la souffrance.

Dans Ce qu’il advint du sauvage blanc (2012), François Garde s’intéresse moins à la vie du naufragé Narcisse Pelletier qu’à la question fondamentale de son retour à la civilisation, en l’occurrence la France du Second empire. Ce Robinson-là a vécu dix-sept années durant parmi le peuple aborigène australien l’ayant sauvé d’une mort certaine, suite au naufrage du navire à bord duquel il était jeune matelot. Inspiré d’une histoire vraie, le roman retrace le lent et difficile réapprentissage de la langue française et des mœurs occidentales par un homme qui, bien que Français par le sang, a désormais tout d’un sauvage blanc.

L’auteur d’anticipation J. G. Ballard décrit au fil de ses œuvres une modernité faite de ciment, de vitesse et de désespoir. La civilisation y est aussi captivante que malade. Ici non plus, elle n’est pas le refuge du naufragé, mais bien au contraire l’océan qui l’engloutit et l’étouffe. Dans L’île de béton (1974), Robert Maitland est un londonien aisé qui perd le contrôle de sa puissante voiture alors qu’il roule sur une autoroute urbaine. Après sa sortie de route, il se retrouve bloqué sur un minuscule îlot de verdure, coincé entre des échangeurs, sans parvenir à signaler sa présence ni à rejoindre la ville. Réduit à l’état de vagabond, il trouve le temps de réfléchir et de remettre en question une société toujours trop pressée et dénuée de sens.

Outre l’aventure et la survie, ces différentes réécritures de Robinson Crusoé ont en commun une mise à l’écart, souvent contrainte, parfois choisie, de la civilisation. Cela constitue de fait une excellente occasion de s’interroger sur celle-ci et de réaffirmer les véritables besoins et aspirations de l’être humain. Robinson n’est pas un aventurier à l’image du Jim Hawkins de L’île au trésor (1883) de R. L. Stevenson mais bien plutôt une sorte de saint Antoine, un philosophe détourné des divertissements du monde ou bien qui, au contraire, ne cesse de devoir s’en trouver de nouveaux pour ne pas sombrer dans la folie.

Par-delà les pages

L’influence de Robinson Crusoé dans la culture est telle qu’il serait dommage de n’évoquer que les romans qui lui sont rattachés. La télévision s’est allégrement inspirée de Robinson pour proposer nombre de jeux et d’émissions de télé réalité basées sur la survie et des épreuves d’adresse, la plus fameuse en France étant sans doute Koh-Lanta. Le cinéma, et même l’univers des jeux, ont su à leur tour donner leur vision et leur interprétation du mythe robinsonnien, des plus anecdotiques au plus mémorables.

Dès les débuts du cinéma, Robinson confirme la fascination qu’il exerce sur les créateurs puisque Georges Méliès en réalise une adaptation, aujourd’hui perdue, dès 1902. Parmi les autres adaptations filmiques, celle du réalisateur mexicain Luis Buñuel en 1954 est incontournable, et figure en bonne place au rang des chefs d’œuvres des premiers films d’aventure en couleurs, marquant cette époque charnière de l’histoire du cinéma.

Très à l’américaine avec juste ce qu’il faut de grandiloquence et d’héroïsme, Seul au monde (2000) de Robert Zemeckis voit le personnage incarné par Tom Hanks, un employé d’un service de livraison par avion, lutter pour sa survie et, là encore, contre la folie en se créant un ami imaginaire à partir d’un ballon récupéré dans la carcasse de son appareil.

Seul sur Mars (2015) de Ridley Scott allie avec habileté le genre classique de la robinsonnade avec un récit de science-fiction. En effet, l’action est cette fois-ci transposée sur la planète Mars, sur laquelle se retrouve coincé le personnage incarné par Matt Damon. Cela ne fait qu’intensifier encore davantage l’impression d’éloignement, de solitude et d’hostilité déjà bien présents dans le roman de Defoe. Puisqu’il n’existe pour ainsi dire plus de lieu sur Terre qui soit à présent exempt de toute population et de tout moyen de communication, c’est vers d’autres mondes, extraterrestres ou fantastiques comme dans la série Lost : Les Disparus (6 saisons, de 2004 à 2010), qu’il faut regarder lorsque l’on souhaite apporter un peu de nouveauté au mythe de Robinson.

 

Seul au Monde de Robert Zemeckis - Les Aventures de Robinson Crusoé de Luis Buñuel
Seul au Monde de Robert Zemeckis - Les Aventures de Robinson Crusoé de Luis Buñuel

Une île du jeu Minecraft
Une île du jeu Minecraft

Enfin, une rapide incursion dans le monde du jeu nous montre que Robinson Crusoé est là aussi une source d’inspiration pour de nombreux créateurs. Robinson Crusoé : Aventures sur l’île maudite propose aux joueurs d’incarner un groupe de survivants qui doivent se répartir des rôles et gérer leurs priorités afin de récolter les ressources qui leur sont nécessaires pour survivre et préparer leur fuite. Sans surprise, le même principe se retrouve dans le jeu Vendredi, où le joueur doit tirer des cartes et résoudre sans cesse des situations toujours plus périlleuses. L’originalité réside dans le fait qu’il s’agit d’un jeu à faire en solitaire, ce qui colle parfaitement avec la thématique. Le jeu Galérapagos est, lui, coopératif, mais n’oublie pas que la traitrise et la fourberie sont inséparables de l’âme humaine.

Du côté du jeu vidéo, les adaptations sont là aussi nombreuses. Comme cela avait pu être le cas au XIXe siècle pour les romans les plus plébiscités par le public, les développeurs de licences à succès ont pu être tentés de proposer leur robinsonnade. C’est le cas de l’une des plus célèbres franchises vidéo-ludiques, Les Sims, avec en 2007 un épisode invitant à incarner un groupe de rescapés dans Les Sims 2 : Naufragés, le principe de la gestion des besoins et des tâches de nos personnages, inhérente à la série, se prêtant bien à la robinsonnade. On peut aussi se pencher sur la série Lost in Blue, débutée en 1999 sur Game Boy Color avec Stranded Kids. Il s’agit tout simplement d’incarner un jeune enfant échoué sur une île et qui doit explorer et apprivoiser son nouvel environnement. Après avoir trouvé comment survivre en récoltant des ressources pour créer des outils et trouver de la nourriture, il faut parvenir à retourner chez soi. La tension est constante puisqu’il faut en permanence surveiller l’état physique de son personnage : la faim, la soif, la fatigue, la santé, etc., sous peine de game over. S’il n’a pas marqué les esprits en son temps, le jeu n’en est pas moins l’un des fondateurs du genre du survival game, ou jeu de survie en bon français. En 2014, Don’t Starve reprend le même concept tout en l’approfondissant, de même que The Survivalists en 2020. Il n’y a pas d’objectif réel, mais plutôt le plaisir de repousser sans cesse l’inéluctable fin de partie, apprendre de ses erreurs et débloquer de nouveaux éléments de jeu. C’est également peu ou prou le même principe dans Terraria (2011) et surtout Minecraft (2011), peut-être le jeu d’exploration, de survie, d’accumulation et de création ultime ou en tout cas le plus célèbre. Il n’est pas absurde de rappeler la lointaine filiation entre l’un des jeux les plus cultes des années 2010 et Robinson Crusoé. Ne vient-il pas aussi confirmer ce très ancien fantasme que nous avons d’un monde que nous pourrions modeler à notre guise, comme Robinson recréant sa civilisation à partir de la seule force de son bras et de son intellect ?