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L'effet Matilda
Il faut rendre à ces femmes ce qui appartient à ces femmes

 


Marie Curie - Hedy Lamarr - Irène Joliot-Curie

Commençons avec une simple question, si vous le voulez bien. Pouvez-vous citer des noms de femmes scientifiques ?

Normalement tout le monde devrait être en mesure de citer Marie Curie, tant ses travaux sur la radioactivité ont constitué un pas de géant pour la médecine et les sciences en général. Les plus cinéphiles seront sans doute capables de citer le profil si particulier de Hedi Lamarr qui a marqué le XXe siècle par sa carrière d'actrice menée de concert avec ses travaux révolutionnaires sur le cryptage des communications pour les torpilles radiocommandées. Des travaux encore largement utilisés aujourd'hui puisqu'ils régissent nos technologies actuelles comme le Wifi, le bluetooth ou le téléphone mobile. Enfin, parmi les noms qui ressortent du lot, on note également Irène Joliot-Curie, qui a brillamment pris la suite des travaux de ses parents, ce qui lui vaudra l'attribution, aux côtés de son mari Frédéric Joliot, d'un prix Nobel pour la découverte de la radioactivité artificielle.

Mais, une fois ces illustres noms sortis de l'équation, force est de constater que l'apport, pourtant considérable, des femmes dans les domaines scientifiques demeure bien souvent méconnu du grand public. L'invisibilisation, la minimisation voire la spoliation de leurs découvertes par des hommes n'est absolument pas un phénomène nouveau. Ce phénomène est observé en 1993 par l’historienne des sciences Margaret Rossiter.  et il porte un nom : c'est l'effet Matilda.

Elles sont physiciennes, chimistes ou médecins. Leurs découvertes ont permis de sauver de nombreuses vies et ont révolutionné notre compréhension du monde. Partons à la rencontre de trois de ces oubliées de l'histoire.

Alice Ball, celle qui a soigné la lèpre

Un an. C'est le temps qu'il aura fallu à Alice Ball, pour créer une solution à base des composants actifs présents dans l'huile de chaulmoogra afin de soigner par injection les patients atteints de la lèpre.

En 1916, le Kalihi Hospital de Hawaï est l'un des seuls hôpitaux à soigner la maladie de Hansen, plus communément appelée Lèpre, une maladie infectieuse chronique qui se caractérise par des lésions de la peau capables de défigurer les patients et qui fut pendant très longtemps considérée comme incurable. À cette époque, les propriétés bénéfiques de l'huile de chaulmoogra, appliquée de manière localisée, étaient déjà connues, mais elles s'accompagnaient de nombreux effets secondaires indésirables. Pour faire face à ce problème, Harry T. Hollmann, alors assistant en chirurgie au Kalihi Hospital fait appel à une brillante chimiste originaire de Seattle. Brillante, Alice Ball l'est assurément, puisque du haut de ses 24 ans, elle est déjà détentrice de deux diplômes de l'Université de Washington, un en chimie pharmaceutique et un autre en pharmacie, ainsi que d'un master en chimie à l'université d'Hawaï. Elle est d'ailleurs la première femme et la première Afro-Américaine à obtenir ce diplôme.

Durant un an, Alice Ball dispense des cours à l'université d'Hawaï et poursuit ses travaux de recherche sur le chaulmoogra en parallèle. Hélas, peu de temps après avoir réussi à mettre au point un traitement, Alice tombe gravement malade et meurt le 31 décembre 1916, à l'âge de 24 ans, sans avoir eu le temps de publier ses recherches. À sa mort, ses travaux sont repris, sans qu'elle ne soit créditée, par Arthur L. Dean, et les injections de chaulmoogra s'imposent à travers le monde comme la méthode la plus sûre pour soigner la maladie de Hansen, jusque dans les années 40 et l'apparition de nouveaux médicaments. À cette période, seule une publication de Harry T. Hollmann, mentionnant la "méthode Ball" dans une revue médicale datant de 1922, empêche la chimiste de tomber dans l'oubli. Toutefois, il faudra encore attendre le début du XXIe siècle pour qu'Alice Ball reçoive la reconnaissance qu'elle mérite.

 


Portrait d'Alice Ball - Une branche et un fruit de l'arbre Hydnocarpus kurzii utilisé pour extraire l'huile de chaulmoogra

 


Le cliché 51, qui permet d'observer la structure en double hélice de l'ADN - Portrait de Rosalind Franklin

Rosalind Franklin, celle qui observa notre ADN

En 1952, la chimiste Rosalind Franklin parvient, grâce à la méthode de cristallographie aux rayons X, à capturer le premier cliché révélant la structure en double hélice de l’ADN. Connue sous le nom de cliché 51, cette image, qui est instantanément devenue un des clichés scientifiques les plus importants du siècle dernier, a permis la modélisation de la structure tridimensionnelle de la molécule, qui valut le Prix Nobel de médecine à James Watson, Francis Crick et Maurice Wilkins en 1962, sans que l'implication de Rosalind Franklin ne soit jamais évoquée.

Née en 1920, Rosalind Franklin est une physicienne et chimiste, qui ponctue ses études à l’Université de Cambridge avec l'obtention d'un doctorat en physique-chimie en 1945. Elle se spécialise, deux ans plus tard en cristallographie aux rayons X, une méthode permettant d’étudier les cristaux au niveau atomique. Forte de cette expertise, elle obtient un poste au King's College de Londres afin de poursuivre des recherches sur la molécule d’acide désoxyribonucléique (ADN), dont le rôle de support de l'hérédité au sein des chromosomes avait été établi, quelques années plus tôt.

Ces recherches la conduisent à prendre une série de clichés, à l'aide d'une machine que Rosalind Franklin avait elle-même amélioré. Ces photographies, et plus précisément celle que l'on retiendra sous le nom de cliché 51, mettent en évidence la structure en double hélice de l’ADN.

C'est ce cliché qui est montré à James Watson et Francis Crick, à l’insu de Rosalind Franklin, par Maurice Wilkins. Il leur permet de confirmer leur théorie sur la structure hélicoïdale de l'ADN. Théorie qu'ils publient en avril 1953 dans la revue Nature, sans jamais évoquer le rôle essentiel joué par Rosalind Franklin dans cette découverte. Cette dernière décéde prématurément le 16 avril 1958, à l’âge de 37 ans, des suites d’un cancer vraisemblablement causé par l’exposition prolongée aux rayons X. Il faudra attendre les années 80 pour que son rôle soit officiellement reconnu et que de nombreux hommages posthumes lui soient rendus.

Marthe Gautier, celle qui leva le voile sur la Trisomie 21

Longtemps, l'anomalie congénitale que nous connaissons désormais sous le nom de trisomie 21, a recelé une immense part d'ombre. Toutefois, au siècle dernier une découverte a permis d'effectuer un pas de géant vers l'avant dans la compréhension de cette maladie. Derrière cette découverte, se cache une brillante femme médecin du nom de Marthe Gautier.

C'est en 1953 que Marthe Gautier est nommée chef de clinique à l’hôpital Trousseau de Paris et qu'elle débute ses recherches. Sur une suggestion du professeur Raymond Turpin, alors chef de l'unité pédiatrique et supérieur de Marthe Gautier, elle s'intéresse au nombre de chromosomes des enfants atteints de la maladie désignée à l'époque sous le nom de mongolisme. Pour cela, elle redouble d'ingéniosité en créant de A à Z un laboratoire de culture des cellules de patients atteints de la maladie. C'est ainsi qu'elle découvre le chromosome surnuméraire pour la 21e paire, responsable de la maladie. En clair, Marthe Gautier réalise que l'une des anomalies congénitales les plus communes au monde est causée par la présence d'un chromosome (l'élément microscopique support de l'information génétique) de plus chez les patients, portant le total à 47 chromosomes au lieux de 46. Marthe Gautier vient de découvrir la trisomie 21.

Hélas, ne possédant pas la technologie nécessaire pour publier sa découverte, elle fait alors appel à Jérôme Lejeune, chercheur au CNRS et assistant du professeur Turpin pour photographier ses observations. Ce dernier publie, en janvier 1959, en tant que premier signataire, le résultat de ces recherches. Marthe Gautier est alors reléguée au rang de simple contributrice, sous le nom mal orthographié de Marie Gauthier. À l'instar de nombreuses scientifiques, la contribution de Marthe Gautier aurait très bien pu tomber dans l'oubli sans un article, publié en 2009 dans la revue Médecines/Sciences. S'ensuit alors un long chemin vers la réhabilitation de son nom et de son travail, qui se conclut en 2014 par un avis émis par le Comité d'éthique de l'INSERM qui rappelle son rôle décisif dans la découverte de la trisomie 21, ainsi qu'une promotion au grade d'officière dans l'Ordre de la Légion d'Honneur.

 


Portrait de Marth Gautier - Cariotype d'un individu souffrant de Trisomie 21

Si ces trois femmes ont obtenu une reconnaissance, certes tardive de la part de la communauté scientifique, combien d'autres se sont retrouvées dépouillées de leurs travaux ou effacées des livres d'histoire ? Une chose est sûre, depuis la première remise du prix Nobel en 1901, la prestigieuse distinction a été décernée à 817 hommes, contre seulement 47 femmes. Force est de constater que l'effet Matilda tel que le présentait Margaret Rossiter est encore et toujours d'actualité. Le chemin est encore long vers la parité, dans les sciences comme ailleurs, mais on peut espérer que la voie ouverte par des personnalités extraordinaires comme Alice Ball, Rosalind Franklin et Marthe Gautier puissent être suivie par d'autres.