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L'artisan de la peur
À la rencontre d'Howard Philipps Lovecraft

 

H.P.Lovecraft et illustration par Mushstone de la nouvelle Le Cauchemar d'Innsmouth, 1936
Illustration par Mushstone de la nouvelle Le Cauchemar d'Innsmouth, 1936 et portrait d' H.P.Lovecraft

Le 15 mars 1937, Howard Philips Lovecraft, alors âgé de 47 ans, s’éteint en laissant derrière lui une œuvre disparate, composée d’une correspondance de plus de cent mille lettres, de nombreux poèmes et surtout d’intrigantes nouvelles, peuplées d’horribles créatures, d’indescriptibles déités aussi anciennes que l’univers et dotées d’un savoir capable de rendre l’humanité folle.

Dans ses nouvelles, les mondes édifiés par Lovecraft empruntent à la science-fiction ainsi qu’au fantastique, principalement dans sa part la plus sombre et horrifique. En s’éloignant de toute forme de vision anthropocentrique, il relègue l’Homme à une place de simple grain de sable au cœur d’une réalité qu’il est incapable de percevoir. Cette réalité est façonnée par des êtres indescriptibles et inimaginables, des entités extraterrestres parfois présentées sous le nom de Grands Anciens. Pour les protagonistes de ces histoires en quête de vérités, lever une partie du voile de mystère qui flotte sur leur existence revient bien souvent à sceller leur destin dans la mort, la folie ou la fuite perpétuelle. C’est par ce parti-pris radical que ces textes ont acquis l’aura de mystère et de fascination qu’ils exercent aujourd’hui auprès d’un public captivé par la sensation d’inéluctabilité et de vertige qui s'en dégage.

Porter son regard sur ces nouvelles cohérentes entre elles revient à essayer d’assembler les pierres d’un édifice vertigineux, un édifice qui sera plus tard baptisé Mythe de Cthulhu, en hommage à la nouvelle L’appel de Cthulhu, tirant quant à elle son nom de l’effroyable créature éponyme. Tout en bâtissant ses mondes imaginaires, Lovecraft a apposé sa marque sur l’ensemble de la littérature fantastique au point que l’adjectif « lovecratien » se trouve bien souvent associé aux œuvres sur lesquelles plane l’ombre de ce créateur. Il apparaît donc légitime de s’interroger sur ce qui fait la spécificité de l’œuvre de celui que Stephen King qualifiera de « plus grand artisan du récit classique d'horreur du vingtième siècle ».

Raconter l’horreur

Le premier pas que nous faisons ensemble dans les univers du « Maître de Providence » s’attarde sur l’aspect formel de ses créations. Chez Lovecraft, le récit prend la forme de nouvelles, l’un des genres littéraires de prédilection de la création fantastique. Toutefois, de par sa vision du monde, les histoires narrées par Lovecraft s’écartent drastiquement de la conception classique de la littérature fantastique. Pour cet auteur qui rejette en bloc un monde moderne, qui ne trouve à aucun moment grâce à ces yeux, décrire la vie quotidienne de personnages, pour y introduire brutalement le surnaturel, comme l’on pourrait s’y attendre dans le cadre d’un récit fantastique, ne présente aucun intérêt. Chez Lovecraft, l’introduction à l’horreur intervient d’emblée et de manière frontale, comme un message à l’attention de son lecteur. Quelles que soient les attentes de ce dernier, le récit ira crescendo dans la peur jusqu’à atteindre son paroxysme dans les derniers instants.

Dès que j’approchai de la Cité sans nom,  je sus qu’elle était maudite. Je traversais au clair de lune une vallée aride et inhospitalière lorsque je vis au loin ses formes étranges saillir hors du sable tels des morceaux de cadavres dépassant d’une tombe creusée à la va-vite. La peur était inscrite dans ces pierres, usées par le temps de cette vénérable rescapée du déluge, de cette aïeule de la plus ancienne pyramide… - Incipit de La Cité sans nom, 1921.

Ludvik Skopalik - Illustration de la nouvelle La Couleur tombée du ciel - 1927
Illustration de Ludvik Skopalik pour la nouvelle La Couleur tombée du ciel, 1927

Illustration de la nouvelle - L'Horreur dans le musée, 1933 - Borja Pindado
Illustration de Borja Pindado pour la nouvelle L'Horreur dans le musée, 1933

Décrire l’indicible

Il est un autre aspect sur lequel Lovecraft se place en contradiction d’autres auteurs : sa manière de traiter la peur elle-même. Ici, le frisson de l’épouvante ne surgit pas par le biais de suggestion ou de croyance. Là où d’autres privilégient une approche plus psychologique dans le traitement de la peur, lui préfére s’appuyer sur des faits détaillés avec autant de réalisme que possible. Cette peur nous est narrée de manière factuelle, au travers de ce que perçoivent les sens des personnages. Et c’est armé d’un style unique qu’il parvient à matérialiser la peur, à lui donner corps à force de qualificatifs et de détails, accumulés au fil de descriptions à la rigueur toute scientifique. C’est sans doute là que réside le plus grand défi, celui de susciter la frayeur et l’émerveillement à l’aide de créatures et de lieux dont on dit qu’ils sont trop complexes  pour être saisis par l’esprit de l’homme. Décrire ce qui ne peut l’être, Lovecraft le réussit par sa maîtrise du vocabulaire scientifique qui vient mettre des mots sur le surnaturel, le rendant ainsi tangible, presque palpable, comme par exemple dans le rapport d’autopsie d’une créature retrouvée par une expédition polaire « […] Déployées, ailes ont bord en dents de scie. Autour de l’équateur, au milieu de chacune des cinq arêtes verticales en formes de douves, se déploient cinq organes gris clair, bras ou tentacules flexibles étroitement pliés contre le torse mais qui peuvent s’étendre jusqu’à une longueur maximale de plus de trois pieds. » - Les Montagnes hallucinées, 1931

Dès lors qu’une telle rigueur est déployée dans la description, comment ne pas ressentir la peur des personnages quand malgré toutes leurs connaissances, ils s’avouent incapables de décrire précisément l’entité responsable de leurs tourments ?

La Chose est impossible à décrire – aucun langage ne saurait rendre de tels abysses de folie, hurlante et immémoriale, une si hideuse contradiction de toutes les règles régissant la matière, la nature ou l’ordre cosmique. - L’Appel de Cthulhu - 1926

Malmener personnages et lecteurs

Avec ses créations, Lovecraft entend faire naître chez son lecteur deux sentiments : la fascination et la peur. Puisqu’aucune autre émotion ne semble trouver grâce à ses yeux, il s’emploie à éliminer tout élément qui ne tendrait pas vers cet objectif. Ce parti pris radical l’amène à traiter ses personnages, non comme des êtres humains, mais comme des marionnettes, des pantins sans traits particuliers. Finalement ces derniers ne semblent avoir pour eux que la somme de leurs connaissances et leur esprit d’analyse pour tenter de déjouer l’atroce destin auquel ils sont confrontés.

Et tout comme avec ses personnages, Lovecraft prend un soin tout particulier à ne laisser aucune échappatoire à son lecteur. Plonger dans une de ces nouvelles avec en tête l’idée d’une fin heureuse, c’est se lancer au devant d’une grande désillusion. Tout dans ces récits est fait pour nous emprisonner dans un rôle d’observateur passif, contraint d’assister, désarmé, à la montée en puissance de l’horreur, comme le montre l’utilisation quasi systématique de la première personne. Tout comme les personnages, le lecteur se trouve confronté à un sort funeste que ni la mort des « héros » ni la chute de la nouvelle ne saurait contrecarrer. Et c’est dans cette inéluctabilité que réside la fascination.

Illustration d'un culte d'adorateurs de Cthulhu par Gwabryel
Illustration d'un culte d'adorateurs de Cthulhu par Gwabryel

 

Ph'nglui mglw'nafh Cthulhu R'lyeh wgah'nagl fhtagn

Dans sa demeure de R'lyeh, le défunt Cthulhu attend en rêvant

Le 15 mars 1937, Howard Philipps Lovecraft disparaît. Il aura alors marqué si durablement le genre fantastique qu’il est aujourd’hui presque impossible de ne pas ressentir son influence dans de multiples productions littéraires, cinématographiques ou même ludiques flirtant de près ou de loin avec cet univers si particulier.