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Monde du livre et numérique : des frontières mouvantes
Quand auteurs, lecteurs, critiques ou éditeurs recherchent leur place

Une machine à écrire utilisée pour écrire http://www.

Il fut un temps où la lecture se pratiquait dans un espace feutré de la maison, moment d'échange avec soi-même, fenêtre ouverte sur le monde ; un temps d'évasion qui appartenait à l'individu seul. Les auteurs étaient discrets, seuls prenaient chair ceux dont les œuvres résonnaient politiquement et socialement avec l’époque, façon Hugo, Zola, Camus ou Sartre. L’écrivain du XXIe siècle lui, dialogue sur les réseaux sociaux avec ses lecteurs. Ceux-ci commentent et rédigent des milliers de critiques via différentes plateformes et ils sont à même de propulser sur le devant de la scène de nouveaux auteurs, quand ils ne s’improvisent pas eux-mêmes... auteurs.

La révolution numérique a engendré de profondes mutations dans le monde du livre, faisant sauter les codes hiérarchiques ; auteur, lecteur, critique ou éditeur, chacun cherche désormais sa place.

L’écrivain social

Les réseaux sociaux sont assez prisés par les auteurs mais de diverses manières. Certains "comptes" ne sont que des outils de promotion, relayant les sorties des œuvres et l’agenda médiatique. D’autres auteurs ont su endosser parfaitement les habits de « l’écrivain social » en développant un lien avec leurs lecteurs et en donnant à voir un peu d'eux-mêmes, de leurs opinions dans cet espace numérique où vie privée et vie publique ont des frontières poreuses. Les lecteurs eux, prennent plaisir à échanger avec un auteur devenu accessible, tout comme ils aiment l’idée d’être associés de près ou de loin au processus créatif, avec cet effet cathartique que provoque l’accouchement littéraire.

Sur Instagram, Nicolas Mathieu (Goncourt 2018), délivre ce qu’il nomme des « cartes postales littéraires », une combinaison photographie-texte, selon l’inspiration ou le sujet du moment, toujours avec un fort ancrage social. La romancière Monica Sabolo alterne les photos insolites prises dans la rue avec des mises en scène d’objets, dénotant un vrai sens de l’humour et un regard artistique qui confèrent à l’exercice de style. Tatiana de Rosnay, l’une des françaises les plus suivies, fait partager ses lectures et ils sont nombreux comme elle, à se poser ainsi en prescripteurs contentant des lecteurs avides de connaître leurs goûts.
Sur twitter il faut être faire court et percutant ; s’il en est un qui en a bien saisi l’esprit, c’est Clément Benech. À 22 ans, ce jeune romancier issu de la  génération digital native,  divulgue avec aisance et fluidité ses pensées tout en commentant les sorties littéraires, le tout avec l’humour, l’intelligence et la subtilité nécessaires à ce type de media. Régis Jauffret préfère y commenter l'actualité politique tandis qu'il se fait sur Instagram une spécialité du selfie pince-sans-rire.  La poétesse et romancière américaine Joyce Carol Oates ne manque pas de se faire remarquer par ses prises de position anti-Trump, à l’instar de son confrère Stephen King.
Les réseaux sociaux peuvent aussi être un lieu d’expérimentation. Cécile Coulon pensait que la poésie qu’elle écrivait ne trouverait pas son public mais c’est en publiant de courts écrits poétiques sur Facebook et en voyant une communauté grandissante se former autour de ses poèmes, qu’elle a été encouragée à continuer, aboutissant ensuite à une édition papier (Les ronces).
Les  illustrateurs ne sont pas en reste, on les trouve en nombre sur Instagram, réseau d’image par excellence. On peut y admirer le travail de l’illustratrice Rebecca Dautremer qui, par ses vidéos de peinture, associe les gens à son processus créatif. Le très prolifique Joann Sfar et son collègue Riad Sattouf, délivrent quant à eux de nombreux croquis et dessins originaux.  
Les sciences sociales tentent également d'occuper l'espace, exemples pris avec les comptes des inséparables Edouard Louis, Didier Eribon et Geoffroy de Lagasnerie ; ils relaient leurs actualités, leurs lectures et leurs regards sur l’époque.

Profil instagram d'illustrateurs et d'illustratrices

Blog de Grégoire Delacourt

L’auteur a toute liberté de choisir cette fenêtre ouverte sur le monde tout comme il peut se tenir à distance du tumulte et des gazouillis éphémères façon Amélie Nothomb ou Michel Houellebecq.
Manu Larcenet, star incontournable de la bande dessinée a fermé son blog et sa page Facebook déplorant que le public pirate allègrement ses croquis et ce, malgré ses avertissements.
D’autres ont clôturé leur compte par lassitude ou pour fuir l’exposition médiatique et ses polémiques 2.0, éphémères feu de paille qui suffisent à écorner durablement une image… Une nuance toutefois : s’il est plus facile pour les auteurs déjà établis de s'en passer, cela est moins vrai pour les débutants ou ceux dont les tirages sont plus confidentiels. Quand il faut batailler pour maintenir la tête hors de l’eau au milieu d’une offre éditoriale pléthorique, la présence numérique se fait parfois à marche forcée.

Les  blogs d’auteurs, un marchepied vers l’édition

Même s’ils sont quelque peu détrônés par les réseaux sociaux, les blogs continuent de garder la cote. Celui de Grégoire Delacourt est très suivi ; il y chronique de nombreux livres et il donne carte blanche à d’autres pour faire de même.
Le blog peut aussi être un laboratoire pour expérimenter l’écriture, apportant au fil des ans l’assurance nécessaire pour se lancer dans le roman. L’exemple le plus emblématique  est celui de Virginie Grimaldi. Elle a su créer une vraie communauté autour de son blog et elle caracole désormais en tête des ventes de romans.
Même phénomène chez le docteur Baptiste Beaulieu : ses lecteurs l’ont suivi quand ont été éditées les versions papier de ses chroniques et ensuite pour ses premiers romans.
Les maisons d'édition ne s'y sont pas trompées, elles sont à l'affût pour débusquer les auteurs en devenir derrière des blogs qui fonctionnent. Les communautés créées constituent un public fidèle qui aura un impact en termes de ventes et ces lecteurs s’éparpilleront ensuite sur la toile pour promouvoir le livre de manière efficace, tels de bons petits soldats.

Les réseaux sociaux littéraires, derniers salons à la mode

L’émergence du web a aussi entraîné la création de réseaux sociaux littéraires (RSL). Outre leurs fonctions premières qui permettent au lecteur de  créer sa propre bibliothèque virtuelle, les RSL ont su fédérer des communautés de fidèles et devenir des lieux d’échange, étoffant au fil des ans leurs fonctionnalités pour apparaître aujourd’hui comme de puissants prescripteurs. Les grands lecteurs y puisent une bonne partie de leurs inspirations et ils deviennent créateurs de contenus avec la rédaction de milliers critiques.
Dans leur ouvrage Le livre-échange, vies du livre et pratiques des lecteurs, Mariannig Le Béchec, Dominique Boullier et Maxime Crépel expliquent que « La mise en commun de la lecture permet de se confronter à l’autre, d’être bousculé dans ses certitudes, car la lecture solitaire génère des réactions bien différentes. L’opposition aux expériences des autres renforce la sienne ».
Chez les Français, Babelio tient le haut du pavé. Pour l’un de ses fondateurs Guillaume Tesseire, l’objectif est de « reproduire sur Internet les mécanismes du bouche-à-oreille qui existent depuis toujours ». Soutenu depuis par le ministère de la culture et le CNL (Centre National du Livre), le site est devenu une référence avec ses 3.7 millions de consultations mensuelles, ses interviews, son réseau social des auteurs et son site Babelthèque à destination des professionnels.
Le plus puissant est sans doute l’américain GoodReads (65 millions de membres, 2 milliards de livres), racheté en 2013 par Amazon. Par cette action spectaculaire, la société de Jeff Bezos a trouvé le moyen d’enrichir et de développer ses liseuses Kindle, d’affiner ses recommandations et de donner plus de contenus à ses acheteurs. De là à en conclure que les puissants GAFAs seront bientôt les nouveaux prescripteurs, il n’y a qu’un pas…
 

Babelio le premier réseau social littéraire français

Couverture des œuves qui inspirent le plus les internautes dans la création de fanfictions

Quand le lecteur réécrit l’œuvre ou le phénomène de la fanfiction

Si la relation auteur-lecteur a beaucoup muté, il en est une autre qui a transcendé les genres : la « fusion » du lecteur et de l’œuvre par le biais du phénomène de la fanfiction.
Apparues dans les années 70 autour de la série télévisée Star Trek et dans le même temps au Japon avec les écrits produits à partir des mangas vendus dans les conventions de fans, les fanfictions (processus de prolongement, de réécriture ou de transformation d’une œuvre  par ses fans) ont vu leur apogée dans les années 2000 quand la Pottermania a coïncidé avec l'arrivée d'Internet dans les foyers.
Les réactions des auteurs sont assez disparates. George R. R. Martin a beau marteler haut et fort son aversion pour ce genre, des milliers de fans continuent de réinventer l’univers de Game of Thrones. Si J.K. Rowling (Harry Potter) a eu tendance à les lire et à les encourager, elle se préoccupe néanmoins des narrations qui pourraient heurter son jeune public. Stephenie Meyer (Twilight) n’hésite pas à poster sur son site officiel des liens vers les meilleures fanfictions construites autour de sa tétralogie. C’est d’ailleurs à partir de cet univers qu’a émergé le phénomène d’édition 50 nuances de Gray...
 

Quand les lecteurs deviennent critiques

S’il est bien une chose commune à toutes ces mutations, c’est la place donnée aux lecteurs, devenus acteurs et critiques. Autrefois, les auteurs devaient passer les fourches caudines du petit cercle germano-pratin des maisons d’éditions pour être ensuite adoubés par les critiques littéraires, certains faisant la pluie et le beau temps sur les ventes. Le web a signé la fin du monopole de la critique toute puissante issue pour la plupart d’un milieu bourgeois.
Dans son rapport pour le CNL intitulé L’écrivain social – la condition de l’écrivain à l’âge numérique, le journaliste et sociologue Frédéric Martel  explique : « Il est sans doute impossible aujourd’hui de revenir à un modèle élitiste où le jugement est laissé entre les mains d’un petit nombre de critiques surpuissants. Cette époque est révolue. En revanche, il est probable que les algorithmes ne remplaceront jamais entièrement le jugement critique humain. C’est pourquoi il faut imaginer le futur de la recommandation autour de ce que j’appelle ici la smart curation : il s’agit d’une forme d’éditorialisation intelligente qui allie des algorithmes à une intervention humaine et qui permet d’agréger, d’éditer, de choisir et de proposer des contenus aux lecteurs. […] Il faut défendre l’exception culturelle mais avec la puissance mathématique.»

La révolution numérique a redistribué les cartes, plaçant les lecteurs au cœur du dispositif : ils sont critiques, parfois auteurs et de puissants prescripteurs.  Les auteurs eux se socialisent tant bien que mal et donnent à voir un peu plus de ce qu’ils sont. Les critiques ont perdu leur monopole et les maisons d’édition doivent sans cesse ajuster leurs stratégies. La lecture, comme l’écriture sont devenues plus collaboratives.

Cette effervescence numérique autour du livre est finalement assez stimulante et témoigne d'une relative bonne santé du secteur, même si elle laisse béantes certaines interrogations. L’Internet grand public n’a que 20 ans et la révolution totale qu’il a créée, spécifiquement dans le monde littéraire, porte encore en germe de nombreux soubresauts…

Comme un écho: Doubles vies  (2018) d'Olivier Assayas. Un film très drôle et à double fond sur le monde de l'édition, où les débats font rage entre les tenants de la tradition et ceux qui veulent faire table rase au nom du numérique.

Couverture du livre l'écrivain social