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L'opéra romantique à la folie
Lucia di Lammermoor et les airs de folie dans l'opéra du XIXe siècle

 

L'opéra à la folie. June Anderson interprète Elvira dans les Puritains de Bellini

June Anderson interprète la folie d'Elvira dans I Puritani (Les Puritains) de Vincenzo Bellini

 

 

En 1979, Catherine Clément publiait L’opéra ou la défaite des femmes. Elle mettait au jour combien, derrière le vernis de la virtuosité musicale, les destinées des personnages féminins, à l’opéra, étaient immanquablement bousculées par une société très patriarcale. Confrontées à l’abandon, à la trahison, à la tromperie, à l’humiliation, voire au viol ou au meurtre, les héroïnes d’opéra connaissent au cours du XIXe siècle une nouvelle épreuve : sous le poids d’une tension psychologique implacable, elles perdent la raison et s’adonnent à des airs dits « de folie » ébouriffants, conduisant les spectateurs à une extase musicale.

Déjà dans la musique baroque et classique, des opéras mettent en jeu le plus souvent des histoires fantastiques, inspirées de la mythologie – territoire privilégié où les passions exacerbées se livrent à des combats aussi impitoyables que démesurés. Les personnages, hommes ou femmes, sont alors irrémédiablement conduits dans des situations où la raison ne règne plus. Le Couronnement de Poppée de Claudio Monteverdi ou L’Orlando Furioso de Antonio Vivaldi voient ainsi des scènes de folie où l’écriture orchestrale et vocale, bien que frénétique, ne présente toutefois pas un caractère particulier. Il s’agit plus d’airs de fureur, de colère, que d’une introduction dans le monde très abstrait de la folie.

L'exaltation romantique

Mais l’engouement pour la folie est véritablement le fait de l’époque romantique. Le XIXe siècle est un temps perturbé : changements politiques et révolutions à répétition, industrialisation galopante, progrès techniques, épidémies, misère sociale… Beaucoup sont désorientés. Face à ces bouleversements, le romantisme cherche une nouvelle inspiration qui prend différentes formes qu’il s’agisse de la nostalgie d’un temps révolu ou de la passion exacerbée. Ce courant fait primer le sentiment sur la raison, exaltant le mystère et le fantastique et cherchant l'évasion et le ravissement dans le rêve, le morbide et le sublime, l'exotisme et le passé. Prônant une forme de sensibilité passionnée et mélancolique, l’âme humaine aspire à l’immortalité mais est confrontée à sa réalité éphémère et brutale. La folie est un terreau propice à l’expression de cette sensibilité. Dans le même temps, la médecine du début du XIXe siècle voit un intérêt nouveau pour cette pathologie. Les dérèglements mentaux attirent dans les années 1830 suite aux travaux d’un certain nombre de grands médecins, qu’on qualifierait aujourd’hui de psychiatres. Les 1ers traitements de la folie, et notamment l’hystérie, sont établis. Plusieurs arts s’intéressent au fait : on pense notamment aux portraits de fous (monomanes) par Théodore Géricault.

Théodore Géricault - La monomane de l'envie

Théodore Géricault, La Monomane de l’Envie, aussi appelé la Hyène de la Salpêtrière (vers 1820). Musée des beaux arts de Lyon

 

 

Dans la production datant de 1995 à l'Opéra Bastille, Andreï Serban place l'action de Lucia di Lammermoor dans un asile, pour mieux caractériser l'enfermement mental progressif de l'héroïne. Ici Natalie Dessay hallucinée, en 2006.

Des brumes des landes aux éclats transalpins

C’est toutefois avec le bel canto italien, et plus particulièrement Vincenzo Bellini (1801-1835) et Gaetano Donizetti (1797-1848) que la folie trouve une expression musicale et vocale singulière, réservée le plus souvent aux personnages féminins. Dès 1827, Bellini livre Imogène à la folie dans Il Pirata (Le Pirate) ; il réserve le même sort à Elvira dans I Puritani (Les Puritains) en 1835. Donizetti y revient régulièrement entre 1828 et 1842, notamment dans Anna Bolena ou Linda di Chamounix. Mais c’est avec sa Lucia di Lammermoor, en 1835, qu’il atteint au sublime et fixe un archétype qui va faire florès.

Donizetti et son librettiste, Salvatore Cammarano, s’inspirent de La Fiancée de Lammermmor, un roman de Walter Scott, auteur cher aux compositeurs (Giocchino Rossini avec La Donna del lago, puis Giuseppe Verdi avec Aroldo), tout en l’adaptant. L’action se situe en Écosse au XVIIe siècle. Lucia Ashton et Edgardo de Ravenswod s’aiment. Or ils appartiennent à deux clans qui se disputent les terres ancestrales de Lammermoor. Des faux-pas politiques fragilisent la famille de Lucia qui, pour redorer le blason, destine la jeune fille à un homme bien placé à la Cour, et, pour parvenir à cette fin, fait croire à la pauvre Lucia qu’Edgardo l’a abandonnée, la réduisant au mariage funeste. Edgardo débarque bien évidemment en pleine noce, dénonce ce qu’il croit être la duplicité de Lucia et l’insulte. On évacue le soupirant ; on signe l'acte de mariage. Mais, patatras, au cours de la nuit de noces, Lucia devient folle et tue l’époux qui lui est imposé. C’est à cet instant qu’elle apparaît sur scène pour la fameuse scène de la folie.  

Les sortilèges du Bel Canto

Pendant près de 20 minutes, Lucia revit les différents épisodes de l’opéra, rêvant le mariage auquel elle aspirait avec Edgardo dans une forme d’extase onirique, comme spectatrice d’une vision fantasmée de ce qu’aurait pu être sa vie. Ce mirage est cependant traversé de moments de lucidité très cruels où elle comprend l’horreur de son geste et l’épouvante de son destin. Pour matérialiser l’alternance de ces deux sentiments, Donizetti utilise toute la gamme des figures de style typiques du bel canto italien : les longues phrases cantilène pour les moments d’extase, rompues çà et là par des traits de virtuosité extraordinaires. Et au milieu une cadence où Lucia dialogue avec son rêve rompu. À l’origine Donizetti prévoit pour cette cadence l’intervention d’un glass harmonica (harmonica de verre), aux tonalités étranges. Le jour de la 1ère au théâtre San Carlo de Naples, aucun joueur de glass harmonica n’est disponible ; il compose alors une variation pour flûte. Elle fera date. La chanteuse joue avec la flûte dans des extrapolations vocales qui rendent perceptibles les différentes émotions du personnage et la dilution de sa raison. Les fioritures et autres roulades déclenchent l'admiration des spectateurs. Mais, loin d’être un seul exercice pyrotechnique, la virtuosité vocale est au service du drame, soulignant la situation émotionnelle. Les notes suraiguës qui concluent la scène et l’air de la folie sont tout autant un appel au secours qu’un cri d’horreur ou une libération d’une réalité insupportable.

 

En 1952, Maria Callas livre à Mexico une prestation historique de Lucia di Lammermoor, alliant puissance vocale et virtuosité inouïe pour dépeindre le drame de l'héroïne avec une vérité saisissante. Et tout cela avec les 2 250 mètres d'altitude... Une Lucia enflammée qui ne manque pas de souffle !

Les Folies Françaises

Après Lucia di Lammermoor, les folies se feront moins fréquentes dans l'opéra italien. Donizetti inaugure cependant une sorte de modèle que d’autres compositeurs utiliseront abondamment, notamment dans le répertoire français durant la seconde moitié du XIXe siècle (La Jolie Fille de Perth de Georges Bizet, toujours inspirée de Walter Scott), parfois avec génie – la très shakespearienne scène de folie d’Ophélie dans le Hamlet d’Ambroise Thomas – souvent de manière mécanique, et de temps en temps tourné en dérision (Le Pont des Soupirs de Jacques Offenbach). Tout au long du siècle, l’opéra fait vibrer les spectateurs au gré de ces scènes spectaculaires, italiennes ou françaises, qui deviennent un exercice de style voué à démontrer les qualités vocales des sopranos : vocalises, trilles, arpèges brisés et notes suraiguës finales emportent, immanquablement le public, jusqu'au délire !

Triomphale, éternelle... Lucia n'en finit pas de rayonner

L’opéra ou la défaite des femmes ? Pas si sûr donc. En triomphant sur toutes les scènes, Lucia di Lammermoor et ses folles consoeurs ont sans doute contribué à poser un autre regard sur la folie, mettant davantage en avant la souffrance et les sentiments des personnages. L’ouvrage est demeuré si singulier, si cher au public, qu’il a inspiré et continue d’inspirer les artistes, de Gustave Flaubert qui cite la scène de folie dans Madame Bovary… jusqu’à un certain Luc Besson qui fait chanter à sa pieuvre intergalactique dans Le Cinquième Élément le fameux air de la folie de Lucia, procurant toujours la même impression. Celle d’une jouissance vocale inouïe, comme le bouquet final d’un feu d’artifice, mêlée à l’empathie pour un personnage féminin broyé par une société éminemment oppressante, qui laisse peu de place à la fragilité et à la sincérité.

 

Après une scène de folie étourdissante de virtuosité, Ambroise Thomas accompagne la noyade d'Ophélie de la poésie du murmure d'un choeur, et revisite ainsi la folie lyrique dans une approche très contemplative. 

 

Non, ce n'est pas une musique d'Eric Serra mais Lucia di Lammermoor composée en 1835 par Gaetano Donizetti, ici interprétée par Inva Mula, avec quelques arrangements digitaux. 

 

 

De folles vocalises

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