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La Ligne Claire, ou la bande dessinée bien comprise ?
La bande dessinée peut se lire de différente manières, mais la plus «limpide » est appréciée comme l’eau : claire. Explications.

 

R. Topffer, R. Mc Manus, A. de Saint Ogan
Des planches par R. Topffer, R. Mc Manus, A. de Saint Ogan

 

La Bande dessinée, lue au prisme de son esthétisme, révèle souvent la force des échanges entre amateurs d’albums du neuvième art, les uns préférant le dessin à l’histoire, les autres privilégiant plutôt une bonne histoire avant le dessin. Et la couverture : détail imparable et primordial, dont la réussite graphique, ou pas, pourra générer les plus vives polémiques sur les forums de discussion. Mais savez-vous qu’il y a bande dessinée et bande dessinée ? L’une étant « claire », et l‘autre moins ? Ce petit voyage dans l’histoire de ce media plus que centenaire nous permettra de vérifier d’où vient le terme, et de découvrir... qu’il a fait école.

Au origines...

Parler de ligne claire en bande dessinée oblige à parler de trait, mais aussi d’édition. En effet, cette notion de clarté de lecture est à resituer du côté de la technique d’impression, qui donnait à comprendre le dessin aux débuts des premiers journaux illustrés (1830-1890). Les procédés de colorisation se développant ensuite (chromotypographie en 1845), le trait a tendu à davantage de clarté dans son contour afin que la couleur ne parasite le rendu.  L’auteur, dessinateur et professeur suisse Rodolphe Toppfer (1799-1846), reconnu comme l’un des premiers artistes et théoriciens de la bande dessinée a, cela dit, très tôt et largement contribué à l’écriture sur le sujet, entre autre dans  l’Essai de physiognomonie (1848). À propos de la clarté du trait : « Cela vient (...) de ce qu’il ne donne de l’objet que ses caractères essentiels, en supprimant ceux qui sont accessoires » (matières, modelés, demi-tons, détails, contrastes dus à l’éclairage, etc.). Hergé, un peu plus tard, s’empara lui aussi de la chose. père de Tintin, George Remi de son vrai nom, de fait lui-même influencé dans sa jeunesse (les années 1910), par nombre d’illustrateurs de la fin du XIXe siècle, dont Caran D’ache, Benjamin Rabier, Auguste Pinchon, ou encore Alain de Saint Ogan et l’américain George Mc Manus, s’est efforcé de travailler ce principe. Ce qui l'a conduit à être ensuite reconnu comme le « père » de la ligne claire. Cependant, lorsqu’il crée le personnage de Tintin en janvier 1929 dans le supplément jeunesse belge Le petit Vingtième, bien qu’il fasse déjà preuve d’inventivité avec l’emploi systématique des phylactères par exemple, Hergé n’a pas encore défini le style qui le rendra célèbre quelques années plus tard.

Hergé

Comme l’explique avec beaucoup de précision Pierre Sterckx dans le catalogue d’exposition Hergé dessinateur, aux Editions Moulinsart (1988), c’est surtout à partir du Lotus bleu (1934), que l’on constatera cette volonté de l’auteur d'épurer au maximum afin d’aller vers l’essentiel. Là où il s’applique, dans cette période, à réaliser de superbes cases au trait en noir et blanc, il travaillera ensuite, avec des systèmes de calques et avec la couleur, à appliquer un meilleur rendu du trait malgré ses nombreuses hésitations.

Parmi tous ces traits qui s’entremêlent, se superposent, se dédoublent, s’entrecroisent, se recoupent, je vais choisir celui qui me paraît le meilleur, celui qui me semble à la fois le plus souple et le plus expressif, le plus clair et aussi le plus simple, celui qui exprime au maximum le mouvement, et cela tout en essayant de conserver toute la spontanéité, la fraîcheur, le jaillissement du premier jet, même si le premier jet a exigé un long travail. - Hergé et Tintin reporters, Philippe Goddin et Hergé, Le Lombard, 1986  

 


Une planche originale annotée par Hergé

 

E. P Jacobs, W. Vandersteen, Hergé, J. Martin, A. Franquin, R. Leloup
Des couvertures et une planches s'inscrivant dans le mouvement de la Ligne claire - E. P Jacobs, W. Vandersteen, Hergé, J. Martin, A. Franquin, R. Leloup

L’école ligne claire

Hergé définira d’ailleurs lui-même les canons de la règle, à l’occasion, entre autres, du chapitre "Comment naît une aventure de Tintin" dans Le musée imaginaire de Tintin chez Casterman (1980). À savoir : contour systématique (trait noir d'épaisseur régulière, identique pour tous les éléments du dessin) ; couleurs en aplats, sans effets d'ombre et lumière, même de nuit, et jamais de hachures. Les ombres des personnages ne sont jamais représentées (mais celles des véhicules le sont !) ; réalisme des décors ; régularité des strips.

Les auteurs belges Jacques Martin (séries Alix et Lefranc), Edgar Pierre Jacobs (Blake et Mortimer), Bob de Moor (Barelli) ou Roger Leloup (Yoko Tsuno) - tous les trois assistants d’Hergé - ou le nééerlandais  Vandersteen (Bob et Bobette), tous liés au journal Tintin, connaîtront un succès mérité dès les années cinquante, en suivant ces préceptes. Une autre école à cette époque, liée au journal Spirou et nommée École de Marcinelle, du nom de l’ancienne commune où Jean Dupuis avait fondé le journal, joue davantage l’humour. Le réalisme versus les gros nez, à quelques exceptions près, dont le génial Franquin, « l’entre-deux », ayant travaillé pour les deux revues et possédant un style jouant également sur l’épure, à certain degrés. C’est cependant son appétit pour le modernisme et le design, présents dans son graphisme, sans parler des autres inventions scénaristiques et des dialogues, qui vaudront à ce dernier une reconnaissance de ses pairs et suiveurs.

Appellation « d’origine contrôlée » 

C’est à l’occasion d’une exposition de 1977 présentée à Rotterdam, que Joost Swarte, dessinateur, baptise la ligne claire (en néerlandais : Klare lijn ), dans son catalogue.
Thierry Groensteen, sur le Site Neuvième art2.0, en 2013, en donne cette définition :

Celle-ci désigne, au sens le plus restrictif, le style d’Hergé, et, dans son acception la plus large, une mouvance aux contours assez flous regroupant de nombreux artistes de bande dessinée et illustrateurs animés par un même souci d’épure, de lisibilité, une même confiance dans le cerne, le trait net et la couleur en aplat.

Joost Swarte aura l’occasion de mettre la théorie en pratique avec de nombreux ouvrages et albums, bien qu’il y apporte une touche Design et architecturale propre très marquée, digne du mouvement De Stijl. Les années quatre-vingt, fortement marquées par le style, la mode, le design et l’architecture, verront éclore une sorte d’ « école » ligne claire, où s’illustreront à leur tour des auteurs français tels : Ted Benoit, Yves Chaland, Floch’, mais aussi l’espagnol Daniel Torres, et un peu plus tard : Emile Bravo, Olivier Schwartz,…etc.

 


Des couvertures par J. Swarte, Ted Benoit, D.Torres, Floch', Emile Bravo et Olivier Schwartz

 

 


Des planches de A. Maury et Yves Chaland

 

La ligne claire permet de raconter des histoires pas très claires

(Yves Chaland, cité par Charles Berberian dans L’Enigme Chaland, documentaire vidéo d’Avril Tembouret)

À l’inverse, certains auteurs, tels Yves Chaland, décédé accidentellement en 1990 au faîte de sa carrière, ont su développer un ton adulte et cynique totalement original, en plus de scénarii exigeants, au sein d’une œuvre empreinte de références classiques (Franquin, Hergé, Vandesrsteen...), où le graphisme correspond presque totalement aux canons du genre (« presque » car certains phylactères des premiers albums de Freddy Lombard  sont ronds et non carrés, comme le stipule la règle d’Hergé).  Il est l'une des références modernes désormais les plus reconnues. Un auteur plus discret, comme Aurélien Maury (Le Dernier cosmonaute, Egg, chez Tanibis), peut aussi, malgré des ventes confidentielles, revendiquer ce statut. 
Combien de vrais créateurs cependant pour combien de simples suiveurs ? La question fait l’objet de débats et de polémiques culturelles entre amateurs, conservateurs ou progressistes, depuis de nombreuses années déjà, et cela ne demeure pas le moindre intérêt du sujet.

FG