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T'as de beaux escaliers, tu sais !
Symboliques, architecturaux, littéraires, une pléthore d'escaliers à gravir ou à dévaler à votre rythme en lançant "L'ai-je bien descendu ?"

 

temple du Kukulkan
Pyramide de Kukulcan, Chichen Itza, Mexique
 

L’escalier... Une figure utilitaire, un élément usuel auquel on ne prête pas vraiment attention. Et pourtant, dès sa première apparition au Mésolithique, cet élément d’architecture a été porteur d’une charge symbolique forte. Evidemment, il permet de s’élever, mais dans tous les sens du terme. Une verticalité incarnée dans l’art, la religion, les structures sociale et politique, bien spécifique à l’Occident et que cet article se propose d’explorer mais aussi de mettre en question. 

Pouvoir et symbole : atteindre le ciel 

Les premiers escaliers ont été identifiés à la Préhistoire, autour de 6 000 avant JC. On les trouve dans les architectures anciennes, qu'il s'agisse de temples solaires ou de tombeaux : le temple du Kukulkan dans la ville maya de Chichen Itza au Mexique, haut de 24 mètres, comporte 4 escaliers, un par face, le total des marches correspondant au nombre de jours dans l'année. La vocation de cette pyramide, dont Hergé s'est inspiré pour la pyramide paztèque dans Tintin et les Picaros, était calendaire.

Alors que le peuple babylonien bâtit des ziggurats, édifices religieux constitués de terrasses, les égyptiens de l’Antiquité construisent des pyramides à degrés, lien entre le mastaba et la pyramide à face lisse. Comportant en son centre un puits où se trouve le tombeau, cette forme de pyramide a été peu à peu abandonnée au profit d'une forme vue comme plus pure, ne permettant pas, par exemple, le nichage des oiseaux. Le complexe funéraire de Djeser à Saqqarah, le plus grand jamais construit, en est un exemple. 

Dans la culture judéo-chrétienne, l’escalier exprime l’idée du chemin jusqu’à Dieu. Il incarne le désir humain d’élever son âme et son corps pour accéder au ciel. Dans l’ancien testament, Jacob voit, en songe, des anges monter et descendre d’une échelle entre le ciel et la terre. Cette dernière est le symbole de l’alliance de Dieu avec les hommes, à savoir le Christ pour les chrétiens. La scala santa est dans la tradition catholique l’escalier que Jésus a gravi au moment de son jugement par Ponce Pilate. Les fidèles sont aujourd’hui encore invités à prier en gravissant les marches sur les genoux. La plus célèbre relique se trouve à Rome à proximité de la basilique Saint Jean de Latran, mais d’autres escaliers saints se trouvent dans des sanctuaires, notamment en France. 

Pouvoir et image : l’élévation sociale 

L'intérêt pratique de l’escalier reliant deux niveaux devient un objet architectural à part entière dans la construction d’un bâtiment royal ou de la cour, puis de la nation.  

Les premiers châteaux (époque romane) revêtent avant tout un caractère défensif. L’accès à la tour se fait par une échelle extérieure qui est ensuite retirée empêchant ainsi d’éventuels assaillants d’accéder au niveau supérieur. Assez vite le château à motte avec sa tour centrale devient le symbole du pouvoir seigneurial qui garantit la protection à sa population. Les bâtisseurs d’églises vont également partir en quête des hauteurs. L'élévation de la tour ou du clocher devient symbole de pouvoir, mais à l'intérieur l'escalier est au mieux un escalier à vis.  

La période gothique puis renaissante engendre de grandes modifications dans le paysage architectural. Les fortifications s’effacent progressivement pour devenir de plus en plus symboliques. Les hommes de pouvoir manifestent publiquement leur richesse et leur niveau social en utilisant l’architecture comme une vitrine pour montrer leur modernité. Les étages jouent un rôle aussi important que le rez-de-chaussée (on parle d’étage noble). L'escalier intérieur devient l'un des thèmes majeurs de l'architecture et un élément d’ornement principal.  

Echelle de Jacob abbaye de Bath
Échelle de Jacob - Abbaye de Bath

Château de Blois
Château de Blois

Musée Gugenheim New-York
Musée Gugenheim - New-York

Blois est un très bel exemple de sublimation de l’escalier. La vieille forteresse royale, déjà transformée par Louis XII, est agrandie par François Ier avec l’aile qui porte son nom. La façade côté cour met en valeur le style français avec ses lucarnes et une grande vis hors œuvre implantée en son milieu. L’escalier reprend l’énorme corniche de la façade et ajoute un travail de sculpture et de taille de pierre (modénature) qui en font un élément unique. Véritable chef d’œuvre, l’escalier permet au roi de gravir les niveaux en se plaçant au-dessus de la cour qui, elle, l’admire dans cet écrin.  

À Chambord, l’escalier à vis est le prétexte d’une invention extraordinaire. L’escalier à double révolution est placé au cœur du château et non en façade. Élément incontournable du château, l’escalier est alors un dispositif central fait pour voir et être vu sans jamais se croiser.  

Construit en 1861, l’escalier intérieur de l’Opéra Garnier est un lieu de parade qui émerveille encore par ses volées en courbes, sa grandeur et son splendide décor. 

Au XVIIIe siècle, la symbolique ascensionnelle de l’escalier s'étend à l’architecture publique. L'accès au bâtiment par un escalier extérieur ajoute un effet de recul et de perspective et permet de mettre en valeur le bâtiment au milieu de la rue. Le palais de justice manifeste l’égalité de tous devant la loi avec son imposant perron et son escalier monumental. Suivent sur ce principe les hôtels de ville, puis après la Révolution, les bâtiments publics représentant l’État : musée, bibliothèque, palais de la Bourse.  

Au XXe siècle, certains escaliers sont conçus comme des monuments à part entière, voire l’ambassadeur du bâtiment comme celui du Guggenheim de New-York conçu par l’architecte Niemeyer.  

L'escalier devient aussi le passage obligé pour quelques évènements... Comment imaginer un festival de Cannes sans sa montée des marches sur le tapis rouge de l’escalier du Palais des festivals ? 

L’escalier au quotidien : circulation et équilibre 

Si l'escalier tient une place stratégique dans ces édifices dédiés à des fonctions religieuses ou politiques, un usage quotidien s'élabore également jusqu'à trouver des formes de plus en plus sophistiquées. Au Moyen-Age en Occident, pour les foyers modestes, une simple échelle existe. Une couche basse témoigne de la pauvreté de son propriétaire, les lits installés sur une estrade deviennent signes de fortune. Les ménages plus riches se dotent peu à peu d’escaliers, pour certains d’apparat. 

En parallèle avec cette introduction dans l'architecture domestique, l'escalier se généralise et ses formes se diversifient :  droit, hélicoïdal, à quartiers, en colimaçon, à ciel ouvert, ... Ces formes correspondent non seulement au statut social de l'habitant ou à la portée symbolique du site, mais ont également une portée utilitaire. L'escalier dédié à l'habitation est parfois extérieur, comme dans les cages et cours d'immeubles, créant ainsi un espace de vie collective. L'escalier de service dans les riches hôtels particuliers parisiens, dissimulé aux regards, dessert directement les chambres de bonne au dernier étage. D’autres formes existent. Par exemple, l'escalier japonais, aux marches réduites de moitié et décalées, permettant de gagner de la place. Ou l’escalier à pas d’âne, à très longues marches, conçu afin de faciliter le passage des animaux d’élevage. 

Toute une mathématique de la conception des escaliers se met en place, en association avec un vocabulaire foisonnant : marches balancées aux extrémités de longueur différente, marches rayonnantes, nez de marche (partie de la marche dépassant de la contremarche), giron (distance horizontale entre 2 nez de marche), coquille d'escalier, échiffre, limon, palier, main-courante, ... Le calcul de l'escalier est théorisé au XVIIe siècle par François Blondel, qui met au point la formule de mesure du pas, notée M=2h+g (h étant la hauteur de la marche et g son giron). 

Cour des Voraces
Cour des Voraces - Lyon

Il me fallut monter chaque marche de l'escalier, comme dit l'expression populaire, à « contre-cœur », montant contre mon cœur qui voulait retourner près de ma mère parce qu'elle ne lui avait pas, en m'embrassant, donné licence de me suivre. Cet escalier détesté où je m'engageais toujours si tristement, exhalait une odeur de vernis qui avait en quelque sorte absorbé, fixé, cette sorte particulière de chagrin que je ressentais chaque soir... - Marcel Proust, Du côté de chez Swann 

Escalier maison Combray
Escalier de la maison de Tante Léonie - Illiers Combray

Nos escaliers : intériorité et fiction 

Présent dans toutes les habitations, sous différentes formes, l'escalier est fortement investi dans les imaginaires familiaux et individuels. Des liens avec l’intériorité, voire l’inconscient, existent.  

Il évoque le souvenir d’enfance, - de la glissade le long de la rampe, à la cachette sous les marches, au temps passé à jouer sur les marches. Pour la famille, lieu commun à tous, il se fait porteur d’une symbolique d’accueil, de succession des générations.  Donatella Caprioglio imagine ainsi les pensées maternelles, dans Au coeur des maisons :  

« elle se voyait déjà descendre cet escalier monumental pour recevoir les amis comme elle me voyait sûrement le descendre à mon tour dans ma robe de mariée et elle imaginait une ribambelle de petits enfants qui se seraient agrippés à la rampe pour faire leurs premiers pas ». 

La figure des escaliers devient très présente dans la littérature dès le XIXe siècle, de Balzac à Georges Perec (l'immeuble de La vie mode d'emploi), en passant par Marcel Proust où cet agencement incarne davantage l'angoisse de la séparation. 

Possible métaphore des profondeurs de l’âme humaine, l’escalier se fait lieu de déploiement poétique, voire fantasmatique. 

L'escalier investit de fantaisie des monuments historiques et leurs particularités. Ainsi en est-il de l'escalier des Dupes à Versailles, situé dans le Cabinet intérieur de la Reine et donnant sur le Salon de l'Oeil-de-Boeuf. D'aucuns se sont plu à imaginer que ce simple escalier de service à vis, un des plus anciens du bâtiment, était un passage secret utilisé par Marie-Antoinette pour rejoindre son amant Axel Fersen.  

La littérature gothique fait largement usage de cette image fantasmatique des passages dérobés et escaliers dissimulés, activés par un vieux grimoire à déplacer, une clé à insérer. Le panneau coulisse, le mur tourne sur lui-même et un escalier obscur apparaît, conduisant à un réseau souterrain ou, dans le pire des cas, à une cachette secrète où un mystérieux cadavre gît depuis des décennies. L’escalier est alors vecteur de la terreur, conduisant vers l’obscurité menaçante d’une cave où rôderaient d’étranges créatures. La volée de marches vers le grenier n'est pas moins terrifiante : là-haut veillent peut-être quelques spectres ou créatures recluses, telle la folle du grenier dans Jane Eyre de Charlotte Brontë. Car nul ne sait ce qui attend le personnage (et le lecteur) au détour d’un escalier en colimaçon plongé dans la nuit ! 

Les films d’horreur remplaceront avec bonheur ces escaliers par des ascenseurs ou escalators dotés d'intentions maléfiques (L’ascenseur, Zombie). Le cinéma ne se privant d’ailleurs pas d’explorer les potentialités de cet élément architectural : impression de marche en avant inexorable, de répétition et de fatalité, comme dans la célèbre scène dans l’escalier d’Odessa du Cuirassé Potemkine d’Eisenstein, premier travelling du cinéma, ou dans la scène finale de la mort de Molière dans le film éponyme d’Ariane Mnouchkine. D’autres œuvres manipulent les escaliers et créent des espaces labyrinthiques… Dans le château de Poudlard, dans la série Harry Potter, les escaliers mouvants pivotent. Le film Le Nom de la Rose d’après Umberto Eco fait du donjon où est cachée la bibliothèque interdite un enchevêtrement d’escaliers, un véritable dédale prêt à enfermer tout lecteur trop curieux.   

Roman gothique

 

 

David Mc Cracken - An infinite staircase
An infinite staircase - David Mc Cracken

L'escalier renversé : chute, infini, horizontalité 

L’élévation et l’ascension sont en effet des vertus de l’escalier mais il n’en demeure pas moins qu’un escalier peut (ou doit) également être descendu. L’art s’y est attelé, souvent de manière provocatrice. Nu descendant l’escalier de Marcel Duchamp met en mouvement le corps d’une femme et en décompose de manière pré-cubiste la représentation. L’œuvre marquera un tournant dans l’œuvre de Duchamp et dans l’histoire de l’art en général.   

Plus récemment, le poète Julien Blaine aime jouer avec les mots. En 2007, les escaliers de la gare Saint Charles accueillent l’un de ses calembours. Blaine veut donner à voir le mot qui sert à désigner ce qu’il fait : il se jette volontairement sur les marches et les dévale. La dernière image de la séquence vidéo le filme faisant le signe Chut ! sur ses lèvres… 

Yoann Bourgeois joue en poésie et grâce avec cet élément. Dans son spectacle Celui qui tombe, il crée un dispositif d’une volée droite de 10 marches au pied de laquelle se trouve un trampoline. Le danseur joue avec la gravité, en tombant du haut des marches et, profitant du rebond, revient à son point d’origine. L’escalier élève, et nous permet de chuter pour mieux rebondir.  

De son côté, l’artiste Escher cherche à figurer un principe abstrait au moyen de motifs connus et familiers. La spirale et la géométrie sont un prétexte pour s’approcher de la notion d’infini en brouillant la perception des limites. L’escalier de Penrose utile la construction architecturale et le principe logique de l’escalier tout en en faisant une structure impossible, que l’observateur découvre au fil du cheminement. Ce schéma de l’escalier de Penrose, quasi labyrinthique, est repris dans le film de Xavier Nolan, Inception : la construction mentale des lieux dans un monde parallèle permet de concevoir des structures au-delà des limites de la réalité. L’escalier incarnant le premier enjeu.  

L’idée de tendre vers l’infini est matérialisée par l’artiste David Mc Cracken grâce à un escalier : An infinite staircase. Les marches très larges à la base se réduisent en largeur au fur et à mesure de la montée jusqu’à être minuscules. L’effet de profondeur est accentué et donne l’impression d’un escalier sans fin.  

Subvertir, ce peut être aussi apprendre à se passer d’un dispositif afin d’en revisiter la symbolique. Au contraire de la barrière de la ligne verticale, la ligne horizontale évoque l'étendue, l'espace ouvert, le voyage ; elle invite à l'approfondissement. L’horizontalité prônée par des architectures contemporaines valorise le plain-pied, le réseau et implique une circulation des échanges, une égalité ou du moins une équivalence. Au moment où des collectifs s'élèvent contre la construction de tours dans les villes et la dégradation de qualité de vie qui s'ensuit, l'architecture horizontale devient un nouveau champ d'investigation. A titre d'exemple, la tour horizontale de Milan par Alfonso Femia, Gianluca Peluffo et Jean-Baptiste Pietri.  Ou le projet Interlace à Singapour, constitué de gratte-ciels couchés.  

Finalement, les marches peuvent aussi, quand elles sont en nombre limité, être un lieu de sociabilité, et voir leur fonction initiale détournée. Alors, elles ne marquent plus le passage ou l’ascension mais se font aire de discussion devant les maisons, théâtre des échanges, de retrouvailles, … Les marches où l'on séjourne, sur un perron donnant sur la rue, font figure de transition entre espace public et privé mais aussi de place à partir de laquelle on peut regarder les autres sans être soupçonné d’espionner. Alors l'escalier devient pour la jeune Donatella Caprioglio et ses compagnons « un port d’attache pour un groupe d’amis qui avaient en commun l’interdiction de s’éloigner dans la rue » (Au cœur des maisons).

Les Escaliers et leurs incarnations

Vignette du document Celui qui tombe

Celui qui tombe

Narboni, Louise (Réalisateur / Metteur en scène / Directeur artistique)
Vignette du document Le  Monde de M. C. Escher : l'oeuvre de M. C. Escher

Le Monde de M. C. Escher : l'oeuvre de M. C. Escher

Vignette du document L'escalier

L'escalier

Dubois-Petroff, Marie-Pierre
Vignette du document Histoire de l'architecture française : De la Renaissance à la Révolution

Histoire de l'architecture française : De la Renaissance à la Révolution

Pérouse de Montclos, Jean-Marie
Vignette du document Histoire de l'architecture française : Du Moyen Age à la Renaissance (IVe siècle - début XVIe siècle)

Histoire de l'architecture française : Du Moyen Age à la Renaissance (IVe siècle - début XVIe siècle)

Erlande-Brandenburg, Alain 1937 - 2020
Vignette du document Histoire de l'architecture française : De la Révolution à nos jours

Histoire de l'architecture française : De la Révolution à nos jours

Loyer, François 1941 - ...
Vignette du document Au coeur des maisons

Au coeur des maisons

Caprioglio, Donatella
Vignette du document Romans et récits

Romans et récits

Perec, Georges 1936 - 1982
Vignette du document A la recherche du temps perdu. 1, du côté de chez Swann

A la recherche du temps perdu. 1, du côté de chez Swann

Proust, Marcel 1871 - 1922
Vignette du document Tintin et les Picaros. 23

Tintin et les Picaros. 23

Hergé 1907 - 1983