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Antarctique : un territoire extrême aux dimensions mythiques

 

Carte de la terre. Macrobe, Vème siècle
Carte de la terre - Macrobe, Ve siècle

Dès l'Antiquité, l'Antarctique a été perçu comme un territoire extrême et particulièrement mystérieux : des terres lointaines, inaccessibles, inhospitalières, à l'opposé du monde des découvreurs à une époque où les territoires situés sous l'Équateur étaient inconnus et inexplorés.

Les représentations antiques et médiévales, jusqu'à la Renaissance, suivies d’explorations successives plus ou moins couronnées de succès, ont échafaudé et alimenté un imaginaire de ce continent, nourri de la vision d'une terre étrange, au-delà de l'humain. À notre tour, découvrons ces approches parfois fantastiques et voyons comment les découvertes scientifiques et techniques ont pu au fil des siècles les infléchir, sans parvenir tout à fait à annuler dans l'imaginaire contemporain la dimension mythique de ce continent.

Un monde où l'on met sa doudoune à l'envers

Au Nord, se trouve l'Arctique, terme dérivé du mot ours (du grec árktos) dont le nom fait référence à la constellation de la "petite ourse" qu'on pouvait observer dans la partie septentrionale du globe. Par effet de symétrie, les terres australes se verront, elles, nommées Antarctique, littéralement "à l'opposé de l'Arctique". Se dessine ainsi la figure d’un territoire inversé.

Longtemps l'Antarctique, et plus largement tout l'hémisphère sud, demeure le grand inconnu des cartes. Les Grecs nomment cet espace "antichtone", soit la terre opposée : les Pythagoriciens au Ve siècle avant JC considèrent que cette partie de la terre permet de contrebalancer la terre habitée, "l’Oekoumène", afin que la planète garde son équilibre. Le mythe de la croyance en une terre plate était déjà bien mis en question !

Aristote, dans Les météorologiques, fait l'hypothèse d’espaces habités au pôle sud, "l'Alter orbis". Là, tout se passe à l'envers : "les antipodes... sont le revers de nous-mêmes et se déplacent de l'autre côté du monde comme un négatif. … Une force magnétique les retient au sol comme l'aimant retient le fer."
 

 Au Ve siècle, Macrobe reprend le découpage théorisé par Aristote de la terre en 5 zones, en regard de la cartographie céleste : au nord et au sud sont les terres froides et inhabitées, respectivement « Frigida septentrionalis » et « Frigida australis ». Macrobe oppose à la zone tempérée où il vit lui-même celle des terres antipodes, complètement inconnues, dont l'accès est barré par la zone torride. En écrivain, Macrobe ne peut s'empêcher d'en imaginer les curieux habitants : un peuple de sciapodes (qui marchent les pieds en l'air), d'épistyges (des êtres sans tête avec les yeux au niveau des épaules), ou d'énocètes aux immenses oreilles, ...

L'inconnu génère une production imaginaire riche et fantastique, peuplant ces territoires inexplorés d'habitants incongrus et créant un continent où règne une chaleur torride sans rapport avec les terres glacées qui le composent.

Explorations, fascination et déplorations

Au Moyen-âge et jusqu'à la Renaissance, le continent austral demeure inexploré, même si l'on suppose qu'il a été aperçu assez tôt par des baleiniers ou des navigateurs polynésiens. Les géographes du XVIe siècle le nomment “Terra incognita”. Mais à cette époque où voyages et explorations se multiplient, où Rabelais invente le mot “exotique” (Le Tiers livre), les expéditions vers le continent austral progressent lentement, d'île en île, sans véritablement atteindre leur but. Car l'Antarctique est plus lointain que l’Arctique et non soumis à des enjeux commerciaux.

De fait, avant même de poser le pied sur ce territoire, il s'est longtemps agi de le découvrir du regard... L'Antarctique demeure longtemps non localisé. Une première expédition, celle du français Bouvet de Lozier en 1738, ne parvient à atteindre qu'une île mais identifie icebergs et manchots. James Cook, qui en 1768-1771 découvre les îles Sandwich, écrit : "le risque qu'on court à reconnaître une côte dans ces terres inconnues et glacées est si grand, que j'ose dire que personne ne se hasardera jamais à aller plus loin que moi et que les terres qui peuvent être plus au sud ne seront jamais reconnues."  En 1773, il franchit le cercle polaire et gagne la latitude 71° 10’ sud. Mais nulle terre en vue...

Le continent est officiellement découvert en 1821 par l'expédition Bellingshausen, conduite par la Russie. La recherche des champs magnétiques terrestres connaît en ce début du XIXe siècle une vogue certaine qui encourage les explorations. Dumont d'Urville atteint en 1840 une côte du continent antarctique qu'il baptise la Terre Adélie. L'expédition de James Clark Ross en 1842 choisit d'emprunter une route différente et rencontre une falaise de glace, de 50 m sur 800 km. En 4 ans d'expédition, l'équipage de Ross ne parvient pas à franchir cette impressionnante muraille, baptisée la barrière de Ross. Deux volcans, l'un en activité l'autre éteint, sont découverts : l'Erebus et le Terror, du nom des deux navires de l'expédition.

 


La Barrière de Ross, par Lin Padgham

Ces paysages et leurs noms évoquent une démesure bien de leur époque. Le XVIIIesiècle est témoin de l'émergence du paysage, dans la philosophie, les arts et la littérature. La nature, qu'elle soit domptée par la main de l'homme ou sauvage et abrupte, devient objet de pensée et de création. En parallèle, les prémices du Romantisme voient l'émergence de nouvelles figures esthétiques : le beau, le terrifiant, la contemplation qui touche à l'émotion, le sublime en un mot. Dans sa Critique de la faculté de juger, Kant définit ce sublime comme “l'horreur et le frisson sacré qui saisissent le spectateur à la vue de montagnes s'élevant jusqu'aux cieux, de gorges profondes en lesquelles les eaux sont déchaînées, de solitudes abritées par une ombre épaisse...”. Force est de constater qu'en termes de sublime l'Antarctique en impose !

 


Le voyageur contemplant une mer de nuages - Caspar David Friedrich 

Découvertes scientifiques et délires givrés

Fascination pour le magnétisme terrestre, course acharnée pour la conquête des pôles, avancées de la cartographie s'imposent au tournant des XIXe et XXe siècles, générant progrès technique et découvertes scientifiques.

La conquête de l'Antarctique prend son plein essor : le Congrès international de Géographie de Londres en 1895 la désigne comme « le chantier à entreprendre avant la fin du siècle ». Une expédition anglaise est lancée en 1899, regroupant les célèbres navigateurs Scott et Shackleton, à bord du Discovery puis en traîneau (sans chiens par souci de bientraitance animale). Le français Jean-Baptiste Charcot lance lui aussi des expéditions d’envergure à bord du Pourquoi pas ? qui permettent de collecter des informations scientifiques et de cartographier 4000 kms de côtes.

La récente technique photographique s'associe aux expéditions afin d'illustrer et documenter les découvertes géologiques, botaniques. A la fois preuve scientifique et support de rêverie, elle alimente les imaginaires de l'époque.

C'est aussi l'époque où la littérature se fait l'écho ou l'anticipation de ces innovations : le fantastique s'impose, à travers des écrivains comme Jules Verne, Mary Shelley,... Si l'approche de l'Antarctique se précise dans les faits, on en trouve également l'expression fantasmée dans quelques textes de l'époque : l'excentrique essayiste et explorateur Jeremiah Reynolds lance en 1829 une expédition infructueuse en Antarctique à la recherche de la “terre creuse” dont l'entrée se trouverait aux pôles nord et sud, théorie ésotérique qui inspirera le Verne du Voyage au centre de la terre. Sir Jeremiah Reynolds, bourlingueur protéiforme, aurait inspiré Edgar Allan Poe pour l’écriture des Aventures d'Arthur Gordon Pym publié en 1838. À l’instar de la créature du docteur Frankenstein, qui disparaît dans les glaces de l’Arctique, Arthur Gordon Pym se perd dans un territoire antarctique fantasmé, au climat tempéré, peuplé de tribus, jusqu’à la confrontation avec une immense cataracte blanche ouvrant sur un gouffre habité par un géant couleur de neige. La littérature fait de ces paysages grandioses et désolés une métaphore du fantastique, du démesuré, du surnaturel.

Sublime, imaginaire débridé mais aussi héroïsme réel : en 1907 a lieu la première expédition du britannique Ernest Shackleton : à bord du Nimrod, puis à pied, il découvre le glacier de Beardmore, route d'accès au plateau antarctique et s'approche du pôle sud. Mais l'expédition mal en point rebrousse chemin afin de préserver la vie de l'équipage.

Quelques années plus tard, la conquête du pôle sud fait l'objet d'une lutte entre le britannique Scott et le norvégien Amundsen. À l'issue de cette course extrême, en 1912, Amundsen atteint son but, laissant sur place une lettre pour Scott. Ce dernier ne parvient au pôle que 34 jours plus tard. “Le pire est arrivé. Un simple coup d'œil nous révèle tout. Les Norvégiens nous ont devancés... " (Journal de Scott). Le retour se passera dans les pires conditions puisque l'équipage anglais trouvera la mort.

La seconde expédition Shackleton se donne pour but de traverser le continent antarctique en passant par le pôle sud (3300 kms) en 120 jours. En 1914, l'expédition embarque sur l'Endurance. Le navire, pris dans les glaces, se trouve prisonnier de la banquise. A l’issue de l’hivernage, la fonte des glaces en détruit la coque. L'expédition continue à pied dans la neige pendant 5 mois. Puis se poursuit sur 3 canots. 6 hommes sont sauvés mais Shackleton décide de partir chercher les 22 autres : il y parvient au cœur de l'hiver, à l’aide d’un remorqueur chilien. Ce périple fait de lui un véritable héros, à la dimension quasiment spirituelle.

 

 


L'expédition Shackleton, 1914 

C'était, avec nos vêtements trempés, tout ce que nous rapportions de l'Antarctique, où nous nous étions engagés un an et demi auparavant avec un bateau bien gréé, un équipement fourni, et d'immenses espoirs. C'était tout, en fait de choses tangibles ; mais en souvenir nous rapportions des richesses. Nous avions pénétré le placage extérieur des choses. Nous avions souffert et triomphé, rampant par terre en cherchant à saisir la gloire, grandissant au contact de l'immensité. Nous avions vu Dieu dans sa splendeur, entendu la voix de la Nature. Nous avions touché l'âme humaine dépouillée de tout artifice. - L'odyssée de l'Endurance.

 


La base Dumont d'Urville

 

La fin d’un mythe ?

On le sait aujourd’hui : si l'Arctique, en son centre, est un océan glacial, l'Antarctique est, elle, un continent, plus vaste que l'Europe, composé de sol et roc couverts d'une couche de glace culminant à près de 5 000 mètres. Les mers australes qui le ceinturent deviennent banquise en hiver, en rendant l’accès difficile. Deux échancrures marquent le continent : la mer de Weddell (où Shackleton erre en 1915) au sud de l'océan atlantique et la mer de Ross, au sud de l'océan pacifique. L'Antarctique est également caractérisée par la présence de plaques de glace flottantes, comme la Grande barrière de Ross, dont certaines sont aussi grandes que la France.

L'antarctique est demeurée longtemps difficile à cartographier. Les photographies aériennes réalisées étaient inexploitables, en l’absence de points de contrôle au sol. Les premières cartes ne seront réalisées qu’en 1948 par l'opération Windmill. Des bases françaises sont installées en 1950 en Terre Adélie, sous l’égide de Paul-Emile Victor mettant en œuvre des moyens humains, mécaniques et logistiques considérables. L’emplacement du pôle magnétique est matérialisé. Par le Traité de l’Antarctique en 1961, le continent, défini comme « réserve naturelle consacrée à la paix et à la science », demeure international jusqu’en 2048 et dédié à la recherche scientifique. Forer la glace, atteignant plusieurs kilomètres d’épaisseur et qui a emprisonné gaz et poussières, permet de connaître l’histoire de l’atmosphère Terrestre.

Tout au long du XXe siècle jusqu'à aujourd'hui, l’Antarctique continue à nourrir les imaginaires littéraires et cinématographiques, via l’étrange ou l’horreur comme dans The thing de John Carpenter ou en suscitant encore et toujours la rêverie géographique et la fascination pour l’inexploré chez de nombreux artistes et écrivains. En témoigne le recueil Zones blanches, récits d’exploration où plusieurs textes littéraires et créations plastiques sont consacrés au continent.

Le charismatique Shackleton inspire quant à lui de nombreux aventuriers encore au XXe siècle. Henry Worsley dont David Grann raconte l'aventure passionnante et poignante dans The white darkness, s’est risqué en solo à la traversée du continent. Là, “il n'y a rien d'autre à voir qu'une blanche noirceur” écrit Worsley, avant de perdre la vie dans ces immenses espaces nus.

 

 L'Antarctique est aujourd'hui en péril, menacé par le réchauffement climatique et un tourisme en pleine expansion. Il peut être salutaire alors de laisser le dernier mot de cet article à la poésie, avec un texte de Julien Gracq, « La barrière de Ross », extrait de Liberté grande :



 

Explorations antarctiques

Vignette du document Le  pôle Sud raconté aux enfants

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Latreille, Francis 1948 - ...
Vignette du document Antarctique : le continent des merveilles

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Cuesta Hernando, Mario 1980 - ...
Vignette du document Antarctique : océan et continent aux splendeurs sauvages

Antarctique : océan et continent aux splendeurs sauvages

Bond, Creina
Vignette du document Antarctique, coeur blanc de la Terre

Antarctique, coeur blanc de la Terre

Simion, Lucia
Vignette du document Charcot et son pourquoi-pas ? : à la découverte de l'Antarctique

Charcot et son pourquoi-pas ? : à la découverte de l'Antarctique

Grégoire, Fabian 1975 - ...
Vignette du document L'Erebus

L'Erebus

Palin, Michael 1943 - ...
Vignette du document Histoire d'une survie : l'expédition Schackleton en Antarctique 1914-1917

Histoire d'une survie : l'expédition Schackleton en Antarctique 1914-1917

Murphy, Shane
Vignette du document Planète Antarctique : nouvelle terre des hommes

Planète Antarctique : nouvelle terre des hommes

Victor, Paul-Émile 1907 - 1995
Vignette du document Seul : premier hivernage en solitaire dans l'Antarctique 1934

Seul : premier hivernage en solitaire dans l'Antarctique 1934

Byrd, Richard 1888 - 1957
Vignette du document Sir Ernest Shackleton : grandeur et endurance d'un explorateur. (1874-1922)

Sir Ernest Shackleton : grandeur et endurance d'un explorateur. (1874-1922)

Lozerec'h, Brigitte 1945 - ...
Vignette du document Sur la piste des manchots

Sur la piste des manchots

Marion, Rémy 1961 - ...
Vignette du document The white darkness

The white darkness

Grann, David 1967 - ...
Vignette du document Vingt-deux mois dans les glaces

Vingt-deux mois dans les glaces

Nordenskjöld, Otto 1869 - 1928
Vignette du document Vostok : le dernier secret de l'Antarctique

Vostok : le dernier secret de l'Antarctique

Petit, Jean Robert
Vignette du document Les  aventures d'Arthur Gordon Pym

Les aventures d'Arthur Gordon Pym

Poe, Edgar Allan 1809 - 1849
Vignette du document Polar circus : les explorations polaires à la française

Polar circus : les explorations polaires à la française

Dugast, Stéphane 1974 - ...